Dans le train pour Paris, le type en face de moi lisait un Canard enchaîné tout fripé ; c’était celui du jour, il avait dû l’acheter au kiosque de la gare ; il ne lui avait pas fallu grand temps pour en faire un torchon. Il respirait comme quelqu’un de très obstrué ; à la lèvre, un herpès. Je laissais filer mon attention. Le jour se levait à peine et je me sentais paisible. Chanceuse. Libre. Est-ce qu’on peut éprouver sa liberté sans ressentir la chance ? Je suppose que non. J’avais le « coeur » gonflé de la confiance de mon aimé, de ses encouragements et d’une sorte de présence métaphysique farceuse que je venais d’éprouver.
Le matin, la place habituelle après le feu tricolore, dans la rue face à la gare, était presque libre. Mais je ne fais pas assez bien les créneaux, sans direction assistée, pour prendre au presque réveil une place aussi courte. Alors je suis partie chercher plus loin. J’ai fait le tour de l’église désaffectée (ou n’ont plus lieu que certaines cérémonies – baptêmes, mariages, funérailles, mais pas de messe ordinaire, a déploré L., qui habite derrière). J’ai vu que, si je pouvais descendre la rue suivante, il y avait de la place. J’ai donc amorcé une manœuvre, mais une voiture est arrivée, la conductrice n’a pas voulu me doubler ; je me suis résolue à tourner dans une impasse pour la laisser passer et revenir ensuite, mais elle m’a suivie. Merde ! J’ai commencé à m’énerver. Je suis montée sur un bateau pour la laisser poursuivre dans l’impasse et j’ai fait demi-tour. Ce faisant, je me suis calmée ; j’ai regardé autour de moi ; il faisait nuit noire et j’ai pensé en souriant que c’était peut-être une farce de l’ange des parkings ; j’ai regardé alentour et j’ai garé la voiture là ; je suis partie en traînant ma valise et j’ai ri : les places que je convoitais étaient payantes ! Je n’aurais pas pu y rester… La vie sait souvent mieux que moi où aller. Voilà : c’était le début de mon aventure parisienne. Un jour s’est levé, que j’allais dire sale, mais c’étaient les vitres du train qui étaient dégueulasses. La nuit seulement s’attardait ; tout demeurait palot.
Le monsieur herpétique au souffle encombré est descendu à Rennes, comme la presque totalité des voyageurs. Il y a eu un type au regard hargneux, il a arpenté le wagon plusieurs fois et puis je ne l’ai plus vu – j’ai pensé tranquillement que c’était un pickpocket. Le ciel était à présent bleu (à peine brumeux). On arriverait à Paris dans une grosse demi-heure. Un type s’est assis en face de moi ; j’ai remarqué sa prestance. Et puis son bras gauche paralysé, qu’il gérait avec élégance. J’avais posé Kafka sur le rivage sur la tablette devant moi. Il m’a demandé si c’était pour ce livre que l’auteur avait eu un prix. Je n’ai pas compris tout de suite, il a répété plusieurs fois, sans se décourager devant ma comprenette. J’ai répondu enfin que je l’ignorais. Qu’en ce moment, j’emportais ce livre avec moi et je le relisais par bribes, surtout dans le train. J’ai dit que Murakami avait reçu beaucoup de prix, mais que je ne savais pas trop, ni quand, ni lesquels. Que c’était mon auteur préféré. Qu’il était celui qui me ramenait le plus à mon propre travail : une sorte d’encouragement perpétuel à vivre et à faire ce que j’avais à faire. Il m’a demandé si j’écrivais. Et puis il m’a dit qu’il devait profiter du voyage pour corriger les épreuves des poèmes, dont une petite maison d’édition du sud-ouest allait éditer un recueil. En fait il avait rêvé d’un Paletot idéal, une édition rennaise, mais il avait rencontré ces éditeurs pyrénéens, alors… Il a proposé que j’en lise un ou deux, avec lesquels il se sentait bien. Je les ai appréciés. Je les ai trouvés vibrants, sincères. Je lui ai fait des commentaires, qui l’ont touché, semble-t-il. Puis je suis retournée à Murakami.
J’allais à Paris pour m’occuper de mes textes, différents textes dans leur lente gestation secrète. Voyager pour cela me paraissait un acte de foi nouvelle. Une prise en compte profonde et paisible de mon être. L’épisode de l’ange des parkings, puis du poète privé de son Paletot idéal, mais doté par d’autres voies, m’a paru d’excellent augure. C’était le temps des soldes aussi. Ce serait amusant de joindre l’utile à l’essentiel : comme si je recevais l’autorisation d’apparaître un peu plus. À Noël, mon fils avait voulu absolument m’offrir une robe : « quelle qu’elle soit, avait-il écrit, tu lui feras toujours de l’ombre »… J’ai enfanté d’un poète, d’un magicien des mots. Comment pourrais-je ignorer ma chance ? L’ombre propice ! L’ombre de la chair… dans Kafka sur le rivage, Nikata et mademoiselle Saeki ont des ombres plus pâles que les autres… y a-t-il des densités d’ombre ? Des incarnations moins résolues, plus évanescentes, dénoncées par la qualité de l’ombre ? Depuis que j’ai parlé à l’abbaye d’Ardennes de l’oeuvre de Sylvie Germain, j’ai pris conscience de l’ombre organique, l’ombre de la chair cachée (quand la chair et le sang s’exposent au soleil, c’est la blessure qui surgit et la mort qui peut trouver son entrée)… Ou bien était-ce à l’occasion d’un texte autour de l’oeuvre de Senghor, quand il m’était venu – contre la peau qui obnubile – que le sang de tous est rouge et les os finissent tous par blanchir ? Je ne sais plus.
Dernier épisode de cette fréquentation voyageuse de la chance. Ultime visage de la providence ? J’étais dans le métro, qui roulait vers Montparnasse. Un grand type est monté, silhouette gaullienne. Loden bleu sur gilet en doudoune, petites lunettes rondes à monture d’écailles. Il y a eu des secousses, il a manqué perdre l’équilibre. Il s’est excusé : « il ne faudrait pas que je m’effondre sur vous. » J’ai répliqué : « ce serait dommage de casser d’aussi jolies lunettes. » Il a dit qu’il voulait faire intello. J’ai oublié le nom de cette coupe de cheveux rabattus vers l’arrière, mi-longs, avec nuque courte. Si, ça a un nom, mais je ne sais plus lequel. Cheveux gris clair, reflets mauves. J’ai dit que c’était réussi, qu’il faisait intello. Il a répondu que moi aussi, de toute évidence, j’étais une intello. Il voulait confirmation et puis des précisions. Je lui ai proposé de deviner. Il a joué : écrivain. J’ai demandé s’il faisait fakir le dimanche. Et puis j’ai compris, en lisant sur sa montre, que j’étais en avance. Mon train partait dans une heure. Au lieu de descendre à Montparnasse, j’allais sortir à Vavin et remonter la rue Delambre. Il m’a dit qu’il avait écrit des livres, lui aussi, mais pas des romans. Plutôt des manuels. Que l’un d’entre eux s’était vendu à 47 000 exemplaires. J’ai demandé le titre : Être efficace. Alors j’ai ri, puis commenté : « ben, comme ça, vous êtes crédible. » Il a sorti sa carte de visite : son prénom faisait plus jeune que lui, et il avait un nom d’oiseau et d’étoile. Je lui ai dit mon nom et je suis descendue.
Pourquoi je vous raconte tout ça ? Pour que le temps que vous vous promenez sur cette page, par le truchement mystérieux du verbe, vous aussi, vous vous sentiez bienvenu dans le monde, dans ses miasmes et ses lourdeurs de locomotive crasseuse, autant que dans ses rondes subtiles et l’écho merveilleux de ses particules en forme de nous, pour que si d’aventure votre âme guette la possibilité d’exister et de s’en réjouir, mais aussi la magie hilarante des épaisseurs du réel, vous trouviez ici un refuge paisible, un accueil digne de la vraie vie.