Le paon qui nous crie d’exister

Ça fait 30 ans que je me balade avec, dans mon sous-main, cette photo d’un paon du Jardin des plantes à Paris. Je l’ai achetée, parce que ses bleus – les bleus qui s’incarnent dans les plumes du paon – me fascinent. Et je me promène avec cette carte postale pour me rappeler à cette évidence : je ne fais pas exprès d’être qui je suis. Dans notre langue le « paon » est vite taxé de se pavaner, de frimer, de la ramener. Or ? Le paon est un paon. Il ne fait pas exprès d’être… aussi beau. Certains oiseaux se cachent et pas pour mourir… Mais sans doute parce qu’ils sont faits pour être entendus, plutôt que vus… Le paon ne semble pas fait pour se cacher, quelque chose en lui ne peut s’empêcher d’apparaître. Attention : n’allez pas croire que je m’identifie au paon par la beauté. Non. C’est l’affaire de ne pas faire exprès qui m’intéresse et me guide.

J’ignore si j’ai demandé à vivre, ou pas. Je ne sais pas si j’ai choisi d’être qui je suis, ou pas. D’ailleurs je commence juste à me dire que, si ! je suis quelqu’un (un mystère comme les autres, bien sûr, mais aussi une constante existentielle à élucider, voire à confirmer). Je connais beaucoup de gens qui ont des certitudes sur le fait qu’ils ont choisi… qui ils sont, leurs parents, leur famille, leur pays, leur profil physique, intellectuel, sociologique ; et j’en connais autant qui sont persuadés que ça ne se choisit pas, même ça pourrait leur rappeler une sélection eugénique ; moi ? je ne peux pas écarter l’idée qu’on aurait tout choisi par avance, que je trouve très utile, comme hypothèse (par exemple, pour n’en vouloir à personne) ; quant on croit qu’on a choisi tout ce bordel, on ne cherche plus de bouc émissaire, on ne se braque plus contre les autres, ou le réel, on cherche à l’explorer, j’imagine… C’est ergonomique, oui ?

Je pourrais donc tenter ce point de vue par efficience philosophique et sauvegarde psychique (comme antidote aux ingrédients paranoïaques, par exemple)… mais de là à m’en convaincre et adopter cette foi, non, je ne crois pas que ce serait possible, sinon, pourquoi naître le jour de la saint Thomas ? Oui, je suis née le jour de la saint Thomas, et c’est facile de donner du sens à ce détail : je suis une truie qui doute. Je connais un pasteur né le jour de la saint Amour, sans le savoir, parce que dans sa culture, on veut ignorer les saints du calendrier… Je connais aussi une Thérèse née ce jour-là, mais elle, elle le sait, et je trouve que ça lui va si bien. Et toi, lecteur, quel jour es-tu né ? Et puis après, quels jours es-tu né ?

Au stade de conscience qui est le mien ? Je présume, si j’en crois les aveux méthodiques de ma mère autour de tout ce qu’elle a fait pour avorter de mon existence (ça ne s’invente pas : elle m’a transmis ces feuillets de confession le jour de mes 33 ans), je présume que j’incarne une irrépressible ardeur de vivre. Que ça voulait vivre, en moi, à travers moi, la chose paraît irréfutable. Mais si moi j’ai anticipé cette ardeur et les penchants caractéristiques de mon être, ça, je ne saurais l’affirmer, là où j’en suis pour l’instant de la conscience de mon expérience d’être vivante…

Te souviens-tu, lecteur, lectrice, de menus détails où tu aurais voulu être toi-même ? Ma mère voulait que j’aie de petits pieds, je m’en souviens ; et qu’elle m’achetait de préférence de très jolies chaussures, une taille en dessous de ce qui aurait favorisé ma croissance, ou le simple confort de marcher. Elle se référait toujours aux pieds des Chinoises. Berthe aux grands pieds n’était pas son horizon. Et quand j’avais 9 ou 10 ans, je me rappelle aussi que je me demandais si je préfèrerais avoir de gros seins comme ma mère, ou des petits, comme sa sœur, et que je répondais fermement que je voulais ressembler à ma mère. Elle me terrifiait, mais je la vénérais. Et ? Je lui ressemble ! Pour le meilleur et pour le pire. Autant que je ressemble à mon père, qui, en tant qu’orphelin de guerre, s’était raccordé comme il pouvait aux autres vivants, n’en avait pas grand chose à foutre (c’est le cas de l’écrire) de la génétique ; il aimait les autres, que la vie lui confiait, il cherchait ce qu’il pouvait faire pour eux et quand il se demandait s’il les avait commis, c’était plus pour évoquer sa relation avec sa première épouse, que pour créer une pyramide de valeur de sa descendance. Non. Ça n’existait pas, ça, pour lui.

Bref, je crois que j’ai choisi certaines choses en fonction de ces gens auprès de qui j’ai fait ce que j’ai pu pour grandir. Et avec le temps, quand je me retourne (il est vrai qu’ils ne sont plus trop là pour m’empêcher de les aimer), je distingue aisément ce qu’il pouvait y avoir d’enthousiasmant à procéder d’eux tous. Je les ai tant aimés ! Et je les aime ! Je viens de là. Ils étaient turbulents et tapageurs, fêtards, révoltés… D’où vient qu’il me faut un paon, pour m’encourager à l’audace d’exister ? C’est ainsi en tous cas : je vois un paon et je me dis qu’il ne fait pas exprès d’être lui et sa roue me crie : existe !

Existe ! C’est ce que je veux crier à tous et à chacun : existe ! OK : nobody’s perfect {aucun corps, no body}, c’est Marilyn qui le disait, alors !!! Ça fait cinquante ans que j’ai pas vu François, dont je regarde les publications sur Facebook, et je le reconnais : je l’entends respirer comme à l’époque, je l’entends rire, et grincer aussi ; je reconnais ses tendances, sa rébellion constitutive, son humour vache et c’est juste merveilleux de les reconnaître. Je vous regarde tous, mes éloignés si proches, mes confinés du lointain, mes points d’attache affective aux quatre coins d’une terre qui n’en a pas, et mon usine à voir remarque vos constances avec une vive émotion. Il y a quelque chose en vous qui est vous et qui demande à persister. Comment ce noyau d’existence se débrouille avec l’art de vivre ? C’est une aventure que chacun de nous doit rejouer sans cesse. Et c’est passionnant.

Mon fils me demande parfois si, quand je serai très vieille, j’accepterai d’avoir un chien. Un chien – de garde ? Pour la compagnie, je crois que je suis ainsi faite que je n’en manquerai jamais. Eh bien, je me verrais bien gardée par un couple de paons. Il faut que je vérifie si leurs œufs seraient comestibles… Vus de près, les paons cesseraient d’incarner juste leur espèce ; je découvrirais que celui-là a tendance à râler toujours et aussi qu’il vient chercher les câlins, et que cet autre a bien plus besoin de se retirer en silence et de grimper partout, je finirais par me demander à quoi il rêve et je dormirais une nuit ou deux avec lui, pour explorer le rêve dans sa proximité… dans sa contagion ?

Moi, lire / écrire, jouer avec ma voix, c’est ma façon d’être au monde, c’est comme ça que ça insiste en moi, c’est par là, depuis un demi-siècle, que je participe à l’aventure d’être au monde. Et quand je me prends les pieds dans le tapis, que je deviens autocritique d’une manière qui me prive de mes forces au lieu de les raviver, alors je regarde mon copain le paon, je respire doucement et j’essaie de faire la paix avec mes caractéristiques… on peut changer des tas de choses, on peut s’exercer, on peut apprendre, on peut se bonifier, oui. Mais aussi, on est qui on est et je voudrais faire la paix en moi avec ce paon qui ne fait pas exprès d’être qui il est, je voudrais faire la paix avec ce qui consiste à être qui je suis.

Pendant ce printemps improbable, j’ai eu bien l’occasion d’observer ce phénomène : ceux de mon monde ont réagi à la menace sanitaire et à l’obligation de confinement exactement selon leurs tendances habituelles : ceux qui sont très angoissés et ont besoin de se préparer au pire, ceux qui cherchent l’extase et négligent la chienlit, ceux qui en remettent sur le principe de précaution, ceux qui rugissent, ceux qui pleurent, ceux qui s’affaissent, ceux qui grimpent sur leurs ergots, ceux qui se cachent, ceux qui se manifestent en rafale, ceux qui rigolent tout le temps, ceux qui sont graves, ceux qui hurlent, ceux qui insultent, ceux qui ne jouent plus… et j’ai ressenti tant de tendresse à observer tout ça. Évidemment, j’ai observé ! C’est comme ça que je fais. Aussi j’ai lu et j’ai écrit. Mes ancêtres se sont retournés dans leurs fosses communes et j’ai ressenti ma colère et la leur. Et aussi leurs irrésistibles espérances, leur humble et colossale ardeur, leur humour. Et l’amour est si fort en moi, à vous considérer, là, tout autour, que je pleure et je ris et j’ai confiance. Je croise le paon que vous abritez et je lui souhaite la bienvenue. Soyons qui nous sommes, mes chéris. Inventons la terre où nous sommes bienvenus tels qu’en nous-mêmes. Trouvons nos biocompatibles, écartons-nous de ce qui nous flétrirait. Persistons ensemble et que la vie soit contagieuse !!!

8 commentaires pour “Le paon qui nous crie d’exister

    1. Je crois – là, je ne dois pas dire « je pense », je dois dire « je crois » – parce que c’est l’évidence que je conclus de mon parcours, que la vie est amour. Là où j’en suis, vie, amour, liberté, dieu, sont des acceptions très proches. Peut-être que dans les temps qui s’ouvrent, je vais avoir l’occasion de comprendre des petites différences définitionnelles entre ces quatre concepts, mais pour l’instant, je suis plutôt passionnée par leur système d’échos sémantiques…

  1. Le paon que j’habite Maryk,
    en ces temps improbables, à te lire fait la roue, et bien joliment.
    Il chantonne
    « Heureusement que je m’ai, que je m’aime »
    et je lui réponds malicieusement dans le pré vert
    « Je suis comme je suis, je suis faite comme ça
    Que voulez-vous de plus que voulez-vous de moi ? »

  2. Je me suis bien fait avoir avec la  » paondémie ». En lisant ce titre, j’ai pensé à un texte sarcastique sur la façon de gérer la crise de monsieur un tel ou Monsieur un tel.
    Aurais-je vraiment l’esprit mal tourné ? en tout cas je t’ai prêté des intentions qui n’étaient guère les tiennes. Je te prie de ne pas m’en tenir rigueur.
    Maintenant je verrai le paon autrement ! surtout ce qu’il représente pour toi.
    Ce que tu as exposé dans ce texte n’ aurait-il pas un avant goût du bonheur? peut-être la seule façon de tenir debout dans ce monde, la base. Une forme de colonne vertébrale mentale.
    De ton texte j’ai relevé quelques phrases qui sont l’écho de mon plus profond désir, et à tel point que je croyais que ce texte m’était personnellement adressé ( non seulement j’ai l’esprit mal tourné et en plus je suis égocentrique!!!!)
     » Il y a quelque chose en vous qui est vous et qui demande à persister » ,  » je participe à l’aventure d’être au monde » ou encore  » je voudrais faire la paix en moi avec ce paon qui ne fait pas exprès d’être ce qu’il est » .
    oui mais le paon est-il conscient d’être paon ? a t-il des miroirs déformants dans son entourage qui lui donnent une exécrable image de lui-même?
    Faire la paix avec soi-même ne serait-ce pas aussi se débarrasser de ces miroirs déformants ? s’en affranchir…en ce qui me concerne c’est ce qui me coûte le plus!
    Nous sommes entourés de miroirs déformants !!!!!!!!!!!!!!!

    Merci Maryk.

    1. En lisant ta question sur les miroirs, je ne peux que saluer ce cher Sepulveda, qui a cessé de faire son paon dans nos apparences : ses miroirs qui ne reflètent que le bon côté des choses (c’est récurrent dans ses textes et j’adore le sourire que je lui imagine, écrivant cela… oui, va-s-y, Claire ! débarrasse-toi des miroirs qui t’empêchent d’apparaître telle qu’en toi-même !!! c’est l’heure de la distanciation, pourquoi se gêner ? Choisissons nos distances. Favorisons nos biocompatibilités !

  3. Merci Maryk pour cette précieuse chronique. J’en suis toute chamboulée, j’ai le coeur qui bondit. Je n’aurai su mettre les mots comme vous les mettez. Ce texte tel un baume dans un tournant de ma vie. Merci Agnès pour ce lien. Il est temps que j’ai « l’audace d’exister »…

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