Donc, je ressens que je suis vivante : en moi la gratitude fait son chant d’oiseaux joueurs !
Est-ce que vous avez senti, quelquefois, que vous aviez frôlé la mort ? Moi, oui, quelques fois (il faut moins des doigts d’une main pour les compter), mais il m’a semblé, ces quelques fois-là, que c’était « moins deux », comme on disait, quand j’étais petite : que j’avais failli. Et alors n’a-t-on pas l’impression d’avoir franchi, in extremis, une porte étroite ?
Est-ce que ceux que vous avez tant aimés sont morts, l’un, ou l’autre ? Une grand-mère ? Un grand-père ? L’étage avunculat (ben si : un oncle, une tante ; vous avez déjà ce mot-là dans votre lexique ? C’est agréable, oui, de le mettre à jour, ce dictionnaire intégré à notre conscience ? Jerusalem, le gros pavé remarquablement traduit d’Alan Moore, est une bonne ressource, pour augmenter sa réalité conceptuelle ; hier soir, j’y ai découvert le mot « avunculaire », je vous l’offre (à moins que vous ne l’ayez déjà) ! Rappelez-vous comment vous aimiez jouer, quand vous étiez petit, comme un mot nouveau pouvait être comme un bonbon… ce n’était pas comme ça ? Vous ne lisiez pas un dictionnaire de poche aux toilettes ? Moi non plus, mais ça aurait pu ! L’être sans âge qui persiste en nous pourrait vivre ainsi, une constante et douce expansion de son vocabulaire, une constante et douce expansion de sa capacité d’appeler le monde, d’appeler la vie) ? Est-ce que votre père est mort ? Ou votre mère ? votre frère ? votre soeur ? J’ose : un enfant ? (Imaginez la solitude de celui ou celle qui lit cet article et qui a cette expérience, si je n’écris pas ce que je viens d’écrire et qui est sans doute la plus grande terreur sur la terre)… Nous avons tant aimé, et ils-ne-sont-plus : un amoureux ? un amour ? une amitié ? un chat ? un chien ? Ah, vous n’aimez pas que je cite ensemble ces expériences ? Ou bien vous êtes soulagé que je les mentionne ?
Une mort dans votre monde ? Oui, les miens sont morts bien des fois, déjà… et là, quelque chose de moi s’est terriblement interrompu, alors que – dans le même mouvement ? – quelque chose perdait la mesure, quelque chose se reliait à de l’incommensurable… Quelque chose changeait de nature dans ces espaces relationnels, qui… se fermaient ? Non, pas pour moi. Se métamorphosaient ? Avez-vous senti alors que vous changiez de dimension ? Que quelque chose de vous s’amplifiait démesurément ?
Ceux de notre arbre généalogique qui sont morts mettent en perspective la grande forêt foisonnante des vies préalables : toutes les étapes précédentes, toutes les formes préalables que la vie a prise pour se profiler jusqu’à nous… Voilà. Ils sont morts. Ils ont vécu. Parfois longtemps. Parfois moins. Beaucoup moins. S’ils ont vécu vieux, on a plus facilement le sentiment d’une complétude. S’ils sont morts jeunes, on a tendance à regarder du côté de ce qui aurait été leur futur. Et on semble atteindre plus difficilement cette impression d’entièreté : leur vie, pleine et entière, comme elle s’est vraiment déroulée… Quoi, « vraiment » ? Aï, « l’holocauste des pauvres », comme dit Alan Moore… toutes les sous-vies que nos civilisations inventent… mais j’écris « vraiment » quand même… Ben, oui, le temps qui fut le leur, le temps qui fut le nôtre avec eux, et qui reste le nôtre avec eux, parce que tant que nous vivons et que la relation reste vivante en nous, l’espace qui s’était ouvert entre nous reste vivant et actif. Et pour moi, cet espace entre chacun de mes morts et moi, est… décapant, dédramatisant, le lieu d’une vastitude où s’éploie un grand souffle, et souvent, un vif éclat de rire.
C’est ce renversement auquel procède Alan Moore, dans son Jerusalem : souvent, quand quelqu’un est mort, on dit qu’on l’a perdu : « j’ai perdu… » ; Moore traite la mort comme une augmentation, pas comme une perte, la mort comme une réalité augmentée. Je me suis sentie moins seule, avec mon propre sentiment d’expansion ! Je repense souvent à ce texte : une femme déjà âgée – Thérèse, elle s’appelle (bonjour, Thérèse !), dans une lettre à son mari décédé, écrivait : « maintenant que tu es mort, tu ne m’empêches plus de t’aimer. » Ce qui pouvait s’engoncer dans des contingences restrictives, si l’un meurt et que l’entre-deux reste ouvert, et que l’autre se trouve, sur un seuil, alors une croissance se poursuit, qui est sans doute celle d’un au-delà du vivant et du mort, d’un espace mystérieux… globalement, un passage du vivant, il me semble.
Quand quelque chose se dévaste en moi, que ma perspective s’amenuise, que mon imagination se rabougrit, que ma cage thoracique rétrécit, que j’enrage à l’étroit, que je courbe et rapetisse, si, tout soudain, la pensée de l’un de mes invisibles (et encore, rien n’est moins sûr que cette invisibilité, enfin chez moi, il ne s’agit pas tant de voir que de sentir, et quelquefois, c’est horripilant, cette prégnance tactile ; mes fantômes sont taquins, c’est assez pénible parfois, comme celui qui adorait me taper sur l’épaule, quand je faisais la vaisselle devant l’évier, sous la fenêtre, et que de fait, je tournais le dos au reste de la cuisine), donc la pensée de l’un d’eux se présente et alors tout est renversé, je vois les choses d’ailleurs, autrement… ce n’est pas que « je me déplace », comme il est nouvelle coutume de dire, c’est que je deviens plus vaste, moins cliente des dramatisations et autres petites lorgnettes paralysantes…
C’est aussi ça que j’avais reconnu dans The Revenant, d’Iñárritu. L’avalanche des scènes barbares ? Oui, bon. Mais cet être qui est notre héros, notre support d’identification, et qui n’était ni d’un camp, ni de l’autre, déjà, mais un précurseur d’une mixité encore rare, un passeur, un croisé… cet être restait relié à l’amour, dans son sommeil, et recevait – ainsi l’ai-je vécu par le truchement de l’image, une énergie vitale depuis cet espace d’amour encore vivant à travers lui et l’atteignant en rêve… cet être orienté à la vie avec un acharnement sans cesse renouvelé, recevait de l’aide de l’imprévisible (je pense au secours de l’Indien qui le sauve et qu’on croisera plus tard pendu, se balançant à un arbre dénudé) ; il survivait à l’avalanche aussi opiniâtre du contrevenant, et obéissant à une sorte d’impératif cellulaire autant que métaphysique, survivait, survivait, survivait… Ce que j’ai pensé, confrontée à la violence de ces images, c’est : nous venons tous de gens qui se sont battus comme ça pour survivre, nous procédons de cet acharnement à vivre, de cette détermination à survivre. Moi aussi, je suis la survivante de conditions extrêmes, j’ai ça en amont. Pour que la vie arrive jusqu’à moi, il a fallu une cascade d’humains très déterminés à vivre. Et j’ai ressenti une vive gratitude pour tout ce cheminement cellulaire et pour tous les acharnements qui m’avaient précédée et engendrée, pour toutes ces humilités, pour tous ces courages, pour tout cet instinct qui a guidé la vie jusqu’à moi. Quand je suis sortie de la salle, j’étais comme connectée au foisonnement de mes lignées et je remerciais profondément Iñárritu de m’avoir guidée vers ce ressenti.
Alors, le temps a passé depuis la sortie du film, que me reste-t-il ? Cette image d’une lumière vibratile (c’est une spécificité d’Iñárritu, il me semble, que le visuel et le kinesthésique soient co-représentés) : je me souviens de cette image de la neige, des arbres, sur fond de ciel incendié, et comme je m’étais sentie émerveillée par ce tremblement de la lumière, par ces images où semblait filmée la neige comme un état transitoire de l’eau ; je me souviens d’avoir pensé à toute cette eau en nous et donc à cet extraordinaire potentiel de nos métamorphoses… j’ai songé : j’ai déjà été la neige des grands espaces, et l’eau du ruisseau, et le nuage qui rougit… et j’ai surtout pensé à cette innombrable opiniâtreté de ceux qui m’avaient précédée sur la terre, pas n’importe quels humains, mais si, tous les humains… pour que la vie insiste à travers nous, il lui aura fallu insister à travers tous ces autres depuis les jours les plus lointains du temps et trouver ces autres d’accord pour qu’elle insiste à travers eux… Je viens de tous ces survivants acharnés, orientés à rester vivants dans leur chair, leur chair de temps si transitoire, si provisoire. Je reviens de ce oui affirmé, réaffirmé, je reviens de ce oui et je veux vivre en corps.