Le matin du 25 septembre maman est morte

La salle-de-bains est terminée. On a fixé la petite armoire que je viens de repeindre en noir. Ma copine arrive ; je lui montre. Elle dit : « c’est beau ! ». Ça me fait plaisir. Il fait chaud. Un thé ? On va le prendre sur la terrasse et puis on ira marcher près de l’eau. « Pas dedans », elle dit, « trop agitée aujourd’hui, ça ne serait pas agréable ! » D’accord. On s’assoit. Elle m’avait dit quelques jours plus tôt : « tu sais, je t’ai rapporté un cadeau de Naxos, mais je ne sais pas si tu l’aimeras. Moi, j’en ai un aussi, mais j’aurais peut-être dû le fracasser, parce que depuis que je l’ai, je n’ai que des emmerdes. » Elle plonge dans son cabas et en ressort un petit paquet dans du papier-bulles ; elle le tient à deux mains, précautionneusement. Je le prends. Elle me dit : « c’est l’œil cycladique, c’est censé protéger du mauvais œil…» C’est pour me rappeler que je suis toujours dans l’œil de Dieu ? Et que Dieu est nécessairement bon, et son œil aussi donc ?

Je l’ai dans les mains, mon portable sonne, c’est Mark. Je l’écris avec un k dans mon répertoire, aussi pour le distinguer des autres Marc. C’est le k des églises byzantines : le k de Dieu. Annick a un k de naissance. J’ai mis un k à Marc. Et moi qui étais dotée d’office de Marie et du Christ, maintenant j’ai un k aussi. Je n’arrive pas à entendre, quand je décroche. Je dis à D. : « c’est mon frère, il n’appelle jamais. S’il le fait, c’est que ma mère est morte. » Elle met sa main sur sa bouche : « ça commence bien ! » Je lui réponds que nous sommes en Bretagne, que la frontière entre les morts et les vivants est poreuse et que la mort n’est pas toujours une catastrophe. Je rappelle Mark. Tu confirmes. Tu es le messager. Je sens que c’est pénible pour toi. Je te remercie de m’avoir prévenue. Je reviens vers D. et je lui dis que je pense que cet œil fait très bien son boulot. Et que le mien, c’est d’accepter avec autant d’élégance que possible ce que la vie propose.

Je lui dis que je te trouve élégante, ma mère, dans ton passage. Je ne sais rien de ta fin. Je ne nie pas tes ultimes souffrances, bien sûr. 40 années de souffrances nous contemplent et d’autres, plus lointaines, aussi, mais cette façon de te retirer, in extremis, a son élégance, je trouve. Je pense à Antoine Doinel : « c’est ma mère ! – Quoi, ta mère ? – Elle est morte. » Je le dis. Et la première phrase de l’étranger, d’Albert Camus… Je dis : « ce matin, ma mère est morte. » Un peu après je la répète à mon fils et il rétorque : « non, maman, pas « ma mère » ; la phrase exacte, c’est « maman », j’en suis certain. » C’est le cadeau de mon fils, ce soir-là, à propos de ce livre d’Albert Camus, qui se passe sur la terre où tu as vu le jour, où tu as vécu jusqu’à 16 ans, ma mère.

Ton organisme vivant s’est structuré sous ce soleil, dont Camus a fait un ressort tragique. Je me souviens de comment tu parlais de la grisaille, du froid et de la pluie à Paris. Je ne t’ai jamais entendu exprimer la moindre nostalgie : la lumière, les fruits, les légumes – la litanie habituelle… Non. Tu n’avais pas tellement l’accent pieds-noirs non plus, par rapport aux autres membres de ta famille ; jamais je n’ai pensé, quand j’étais enfant, que tu venais d’ailleurs, que tu étais en exil. Tu nous as élevés comme des citoyens du cosmos. Les Pieds-noirs retournent rarement sur le lieu qu’ils ont dû quitter. Tu as eu cette audace. Combien l’as-tu payée ?

Tu n’avais pas 21 ans, quand je suis née. Tu me racontais avec fierté que tu avais tenté l’accouchement sans douleur. « Je ne criais pas, tu comprends ? » m’as-tu souvent raconté. Tu n’avais pas 25 ans, quand tu as donné un fils à notre père. Guère plus, quand Annick est née. Je me souviens des seaux rouges dans la pièce du fond, sous la mandoline et la pipe autrichienne. 10 ans de mariage, 31 ans presque en mai 68. Tu prenais la pilule depuis quelques années. Quel âge avais-tu, quand tu as décidé de la ligature de tes trompes ? Tu as co-fondé l’une des premières cellules féministes en entreprise. Sur le mur de la cantine, au-dessus du comptoir du self-service, c’est toi qui avais écrit : « attachez vos femmes sous les fenêtres, elles vous serviront de radiateurs », en réponse à ce directeur de mes deux, qui avait osé te dire que s’il faisait si chaud dans ce deuxième sous-sol des archives, c’est parce qu’il y avait beaucoup de femmes dans ce service et que des femmes ensemble, dans un même lieu, ça a tendance à avoir leurs règles en même temps et alors ça augmente la température dans les locaux. Ton orthographe était incertaine, ma petite mère, mais tu as tout de même convoqué une des premières conférences de presse sur l’amiante de l’Histoire.

Le matin où tu es morte, un ami en voyage avec sa tendre en Andalousie a posté une vidéo de femme dansant le flamenco. Mon commentaire ce matin-là, a été : « ça me rappelle ma mère à la fin des repas de famille ». Tu étais belle, tu étais radieuse, tu riais facilement. Qu’est devenue cette robe andalouse vert amande à pois blancs que tu avais rapportée, une année, au bord de la chute ? Tu étais notre reine, âpre à nous apprendre la liberté et la démocratie. Je crois que c’est à toi que je dois cette idée-là : la République, ce n’est pas l’absence de majesté, c’est la majesté partagée.Tu as été une mère prodigieuse.

Un jour j’ai appelé une femme que je n’avais pas vue depuis l’école (37 ans). Elle avait beaucoup compté pour moi. Je lui ai dit mon nom, ça ne lui rappelait rien. J’ai commencé à lui raconter des choses. Et tout d’un coup, elle m’a arrêtée et elle a presque crié : « ah, oui, ça y est, c’est toi qui avais une mère extraordinaire ». Elle se souvenait de toi. Mais un jour… Peu à peu ? Je ne sais pas… Tu es descendue du train de la maternité et tu t’es mise à proclamer que tu n’avais pas choisi d’être mère. Nous étions de très jeunes adultes… J’ai vécu 40 ans dans le manque de toi. Maintenant, c’est fini. Nous ne sommes plus séparés. Tu vas rejoindre ta dimension infinie et dans cet espace-là, il n’y aura plus que des êtres, affranchis du temps. Je crois. J’ai eu peur. Si peur. Mais c’est fini. Est-ce que la mort est une fin ? Je ne crois pas. Peut-être une sortie du temps ? Bonne sortie, maman.

4 commentaires pour “Le matin du 25 septembre maman est morte

    1. Bien sûr, que je tiens d’elle ! et de lui ! et d’eux tous ! cette tribu truculente !!! et tu me fais surtout rire, dans la conscience de ta provocation. J’ai eu si longtemps peur de lui ressembler. Mais je viens de récupérer au pressing son vieux cuir noir, que son frère, acoquiné avec je ne sais quel importateur du Sentier à Paris lui avait fait faire sur mesure il y a 40 ans ; et il est à peine un peu grand pour moi. Je vais l’utiliser comme coupe-vent pour me balader par ici, ce sera parfait.

  1. Je crois que cent vies (oh pardon, je ne l’ai pas fait exprès …) ne me suffiraient pas pour te connaître, ma chère Maryk ! A chaque fois que tu parles de ta vie, tu donnes quelques pièces supplémentaires de ton puzzle et la réserve semble bien inépuisable !
    Mère pas ordinaire, fille pas ordinaire …. cela donne une lettre extraordinairement dense et émouvante qui parle de
    détachement et d’attachement, de manque et d’admiration en même temps. Tout cela avec légèreté, humour et profondeur, bien sûr.
    Je t’embrasse
    D.

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