Porto, une prison et une librairie

Porto ? Sport intégré à la montée et la descente incessantes des collines qui déboulent vers la rivière, ou la mer… Marches sculptantes et haltes assoiffées sous les arbres énaurmes, au tronc digne des Amériques : oh ! le jus des oranges portugaises, poussées à la va-comme-la-vie… Des jardins partout, partout, ces branches tortueuses, épaisses comme des troncs, sinuant à l’horizontale, supportant le ciel bleu, surlignant les rives et qui conquièrent enfin la verticale après un brusque coude (pourquoi juste là, s’affranchir de la gravité, qu’est-ce qui se passe dessus, dessous, à l’intérieur, pour que la branche s’érige ainsi subitement ?). Sous la terre, nécessairement, les immenses ramifications invisibles, imaginables sous les collines tenues à la racine. Porto la verte ! Ben, oui, on est à l’Ouest, ici, il pleut, aux jardins innombrables et dans les arrière-cours, sur les mêmes plantes qu’en Bretagne : des acanthes aux dentelles géantes, hampes ityphalliques, des hortensias, des agapanthes comme à minuit un 14 juillet.

La prise de la Bastille : notre fête nationale commémore… quoi ? On pourrait croire : la démolition d’une prison, où Voltaire… tiens, oui, sûrement un historien sait quel vin désaltérait Voltaire embastillé… « Dés-altéré » ? Ce qui nous libère de l’altérité, nous rend à la fraternité de l’eau primordiale, au constituant universel. Quand il vous arrive de repenser à cette histoire de démolition, vous vous prenez pour qui, dans le scénario fondateur de la République, hein ? Á qui vous identifiez-vous : un embastillé qui avait juste fini sa cruche, quand ses libérateurs ont ouvert la grille ? un sans-culotte qui s’était emparé du trousseau ? Marie-Antoinette, à cause de ses pantoufles de Cendrillon ? Louis XIV dans l’arrogance de son royal bedon ? ou une femme, les cheveux sous charlotte, hurlant la Carmagnole ? Qui étiez-vous dans cette rêverie enfantine, tandis qu’on vous contait pour la nième fois ces jours et ces nuits de légende ? Encore, aujourd’hui, ce songe muet d’enfance, savez-vous comment il s’active, quand on vous la joue République : allez, marchons ensemble et commençons par tout foutre par terre, c’est la faute à celui qui n’a même pas rejoint le Panthéon, le nez dans le ruisseau, c’est la faute à… notre sauvage en philosophe !

Une république fondée sur la ruine d’une prison, ça commençait bien, vous ne pensez pas ? Parce que quand on en garde, après, il faut se mettre d’accord sur qui on y enferme, qui va passer sa misérable vie à surveiller, et surtout, surtout, qui, va décider qui on punit et qui on emprisonne, qui va s’oublier là, y être malencontreusement torturé, y mourir par inadvertance… Les prisons sont le symptôme de notre bêtise partagée, de notre impuissance, de notre tragique nécrose de l’imagination.

Du fond des tranchées de 14, qui aurait cru qu’on arriverait un siècle plus tard à désaffecter les casernes ? Oui, je sais, c’est encore fragile, cette affaire-là, mais enfin, c’est là ! Et alors pourquoi ne pas rêver un au-delà des prisons ? On en avait bien vidé pour peupler l’Amérique, oui ? Alors ? Alors, encore, je rêve d’un monde franc, un monde libre. C’est l’origine du mot France, la liberté, mais qui s’en souvient ? Bon, ben, à Porto, il y a une prison recyclée en maison de la photographie. Et je salue cette modeste possibilité, alternative à notre génie de la Bastille !!!

De quelle fécondité émergent nos civilisations ? Que naît-il en nos lieux ? Notre être-ensemble quelque part, sur la terre, qu’occasionne-t-il ? Les guides l’affirment tous : Porto a accouché aussi de la plus belle librairie du monde. Olà ! Nous y sommes allés et oui, on y vend un peu des livres. Les rayonnages en bois sombre couvrent les murs jusqu’aux plafonds et un escalier, en bois lui aussi, à double évolution, s’érige au centre, comme un géant crotale, et dessert la mezzanine intermédiaire et les coursives du haut ; c’est magnifique ! et bondé de gogos en bermudas et débardeurs, qui veulent bien d’un selfie en haut des marches, et sans vous, s’il-vous-plaît, mais je n’ai vu personne chercher un titre, voire un nom sur les étagères, ou lire, penché à la rambarde, ou debout dans un coin : il faudrait un ascète pour s’extraire du brouhaha ambiant et guetter au-dedans la voix de celui ou celle qui s’est tu pour parler.

Une librairie ? La plus belle du monde ? Je ne sais pas. Mais probablement. Les vrais libraires sont souvent trop pauvres pour louer ou acheter, construire, n’en parlons pas, une merveille architecturale ; souvent ils prêteront plus attention aux livres et aux conditions du partage de cette imagination de transit qu’au lieu. J’ai ratissé ma mémoire. Je connais des bibliothèques somptueuses, en Europe et en Amérique… mais de plus belle librairie que celle-là, non. Même si je serais surprise que cette merveille absolue contamine le moindre quidam à la lecture, ou diffuse la moindre idée ressourçante qui viendrait fertiliser ces âmes tourbillonnantes et chercheuses pourtant, sûrement…

Où rêver, où se mettre à l’ombre, où se poser, où penser la prochaine étape, le prochain geste de libération ? Derrière les azulejos des églises, qui, elles aussi se désaffectent ? Ben, tant qu’on ne reviendra pas sur ce fabuleux concile qui aurait consacré le célibat des prêtres, ou sur cette idée effarante que les femmes ne pourraient pas prêcher, les messes se feront de plus en plus rares et les araignées seront appelées à régner sur les ors des églises. On ne peut pas recycler tous ces lieux au culte raréfié en halles pour franchises de fringues à bas prix, si ? J’ai voulu voir Porto et on a vu Porto. Mais je te préviens, nous irons bien plus loin ! J’ai aimé me promener là en si douce compagnie et comme lusophone, t’es pas une brèle. On y retourne ?

 

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