Au rythme des algues

Oui, il y a deux ou trois thèmes pour lesquels je tourne autour du pot dans mes carnets depuis quelques semaines, des trucs auxquels j’ai beaucoup réfléchi tout au long de ma vie et aussi ces derniers temps… ça va venir ! Mais aujourd’hui, je suis d’humeur mutine et puis en plus, y a deux types dans la rue, je ne sais pas quelle langue ils parlent, mais je pense qu’ils sont en train d’installer la fibre… je leur ai demandé la permission de les photographier pour poster une photo éphémère… non, mais détendez-vous, j’ai pas dit « éphémère », « éphémère », c’est-à-vous que je l’écris…

« Photo », ça doit être comme « bravo », ou « kalatchnikov » (comment ça s’écrit, cette connerie, le logiciel me fait le souligné-vague-rouge… tant pis, je laisse ; si je vais vérifier l’orthographe sur internet, dieu sait dans quel fichier je vais sombrer, ou alors la prochaine fois que je me connecte sur Facedebic, ils vont me proposer d’en acheter en ligne, ou de visionner un entraînement à la con… tant pis, vous corrigerez, d’accord ?). « Photo », donc, c’est translangue… pas besoin de traduction… Le type, là, dehors, dans sa petite nacelle-élévateur, il aurait dû comprendre, « photo »…

Surtout qu’« éphémère », je l’ai pas dit … effet mémère, effet mes rides… non, des rides, pas tant que ça, je vous jure, mais si vous voulez que les vôtres s’estompent, vous pouvez peut-être adopter la crème de nuit avec les algues bretonnes du sillon de Talbert ; j’avoue : je la mets matin et soir, c’est bluffant ! (j’vais le dire à Isabelle Huppert, ça va l’intéresser)… et puis ça sent la mer (effet-mer, vous suivez ? mais j’l’ai pas fait exprès, c’est vraiment de la crème aux algues), alors, homme, femme, tout le monde a intérêt à s’tartiner, rapport à l’effet de serre, c’est l’autre nom de l’effet mes rides… ah, je vous avais prévenus ! Mutine, et oui !!!

Il ressemblait à Erri de Luca, le technicien de la fibre, dans sa nacelle, alors j’aurais eu tord de pas l’immortaliser, vous êtes d’accord ? Oui, l’immortelle aussi, c’est très bien, pour la peau… une bombe d’eau de fleur d’immortelle, mettez ça dans votre sac pour l’été au Sud de la Loire, c’est indispensable. Et puis ça soigne le blues, alors… moi, l’immortelle, j’la sniffe, c’est ma façon de me consoler de ne pas avoir ne serait-ce qu’un strapontin à l’Académie française. Hydrolat d’hélichryse – c’est le nom savant (là, le souligné vaguelette, c’est rapport à l’ignorance crasse de ce logiciel de correction orthographique)… où on en était, déjà ?

Quoi, z’avez pas la tronche d’Erri de Luca en stock ? Ben, allez voir, ça vaut le détour… pis si vous cherchez ça, l’algorithme, il vous fiche pas, il s’en fiche complètement de la littérature italienne (qu’est-ce que ça peut bien avoir d’essentiel, hein, la littérature italienne?), même si Erri de Luca, en vrai, c’est le nom d’un ancien terroriste (allez savoir ce que l’algorithme va faire de la « bombe » d’eau florale, avec ça dans les parages) ; non, c’est forclos, j’vous assure, vous craignez rien… y a eu le grand pardon de la République italienne ! Et puis dans sa maison qu’il a faite lui-même, là-bas, en Italie, ben, oui, même la table, il l’a faite lui-même… ben, s’il l’écrit, c’est pas l’genre à mentir pour frimer, l’Erri de Luca, s’il l’écrit, c’est que c’est vrai… c’est un constructeur, de Luca.

Je sais bien que le mot « ubris » est à la mode depuis une dizaine d’années… Quoi ? Plutôt 20, voire plus ? Ça passe vite, hein ? Comment on est passé de la dé-construction à la destruction ? à un moment, j’ai décroché. Ah, si vous cherchez « ubris », j’sais pas ce qu’il va faire, l’algorithme… J’sais pas, si vous allez compter pour du beurre (oups), dans la liste noire (oups) des dangereux ennemis de la mère patrie des révolutions fondatrices, j’sais pas si vous serez un jaune, avec ou sans gilet… De toutes façons, Macron il a dû en bouffer, de l’ubris, y a qu’à voir comment il nous les brise tous azymuts… quoi, qu’est-ce qui est brisé ? Qu’est-ce qui n’est pas brisé, camarades ? Posons-le, ça ira plus vite, sous bénéfice d’inventaire. Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire que c’est l’intention qui compte ? Quelle intention ? Vous faites comment, vous, pour identifier une intention ? Stop. Un rayon de dix kilomètres ? Ah, ben, ça fait peu, ici, à la campagne en bord de mer.

Figurez-vous que cette fois, la plage est permise… en plus y a personne, rapport aux dix kilomètres.

Alors, tout à l’heure, la tête pleine d’ubris grave et de brise légère, je m’y rends. La mer est basse, presque calme. Il y a quatre nymphes qui gloussent sur une couverture. Les galets sont à l’ombre. Plus bas, c’est soleil. Mais c’est mouillé : petites flaques, petites puces de mer, petits crabes, petits couteaux… alors elles sont à l’ombre, les minettes. Tout habillées, sauf une. Dieu qu’elle est belle ! 15 ans, 16 ? Elle est belle du genre qui le restera longtemps, vous jure madame Irma. Quand je passe à côté, je salue son énergie : je lui dis qu’à son âge, je restais fraîche comme un gardon par 56 à l’ombre, mais que pour rester là, comme elle, il m’aurait fallu trois couvertures ; elle rit ; elle est du genre à qui tout le monde, toute sa vie, rêvera d’ôter ses lunettes. Je lui souris et je m’éloigne.

Arrive un chien. Gris. Racé. Très beau – longs poils, dans lesquels le petit vent ébouriffe des mèches blanches super élégantes. On voudrait être Cruella new-look : pas de tâches dalmatiennes, des mèches grises et quelques blanches… Il fonce sur le quatuor et au dernier moment il rebrousse. Alors c’est un lévrier d’un taupe de tourterelle qui se précipite sur les crieuses. Au dernier moment, il bifurque aussi. Mais ils reviennent tous les deux et ça crie et ça glousse… de plus belle ? Oui, la très belle aussi. Ben, elles ont toutes 15 ou 16 ans, mais ça ne suffit pas toujours. Comme il ne suffit pas toujours de vieillir pour devenir irregardable.

Plus loin, perché à l’angle de la rampe d’accès des voiliers, y a un homme. Visage gras, rougeaud et plat, sous une casquette de marin. D’été, la casquette, vous voyez ? Plate, rose foncé. Pieds nus dans ses chaussures. On appelle ça des bateaux, peut-être, parce que rien que les chaussures, ça vaut un dixième du bateau. Bermuda décoloré par le sel, pour le tissu, voir la casquette. On a tord de dire que les chiens ressemblent à leurs maîtres. C’est un stéréotype. Cet homme est aussi laid que ses chiens sont beaux. Ou alors, c’est pas à lui : il a deux enfants qui ont eu la bonne idée de ressembler à leur mère (elle est partie regarder ailleurs !), ils ont chacun un chien. Ils sont partis ensemble skier aux Caraïbes avant le confinement et c’est papa qui gardent ces splendeurs canines.

En tous cas, que croyez-vous qu’il fait, ce chic batelier si bien accompagné, quand ces clebs magnifiques terrifient les jeunes filles à l’ombre (pardon, cher Proust, je n’irai pas jusqu’au bout de l’allusion) ? Est-ce qu’il hurle : « Arrête, Amory ! » ? Vous n’y êtes pas du tout – ça, c’est le marmot, là-bas, qui essaie de sauver son château de sable de la hargne de son grand-frère, qui a dix ans d’avance sur le cours d’ubris. Est-ce qu’il tonitrue, ce batelier avachi, le nom sûrement très chic de ces clebs ? Est-ce qu’il ajoute « au pied », d’une voix de stentor habitué à dominer les claquements des drisses ? Pas du tout ! C’est en riant qu’il crie aux jeunettes de ne pas avoir peur, c’est à elles qu’il inflige son ordre déplacé. C’est d’elles qu’il rêverait d’être le maître.

Bah, c’est ça : « N’ayez pas peur, laissez mes délégués au royaume de feu mon énergie sexuelle vous renifler le derrière et vous lécher le possible. » D’ailleurs, de près, je constate que le museau du beau gris à mèches blanches est marron, c’est incroyable, on dirait qu’il vient d’aller farfouiller dans les amas de crottin, mais non, ça m’a tout l’air d’un maquillage permanent : juste le bout du museau, avec les babines et la truffe – l’appareil pour mordre et sentir – marron, un beau marron bien caca. Ce pauvre si beau chien est marqué. Maculée conception : sa grâce est avilie par cette marque brune annonciatrice. D’ailleurs le lévrier s’en fout, il se faufile derrière les bateaux. Les chiens ne sont jamais ceux qu’on croit ? Le diable est une fourmi avide de détails… Alors si ça vous chante, lisez Le Colibri, de Sandro Veronesi. C’est chez Grasset et c’est traduit par Dominique Vittoz.

2 commentaires pour “Au rythme des algues

  1.  » fibre » et  » informatique  » me paraît diamétralement opposés. La seule fibre que je connaisse est la fibre alliée de la sensibilité, d’une corde invisible qui vibre en notre intérieur. Quel dommage que ce technicien n’ait point eu la chance de se trouver dans une nacelle de montgolfière délestée de toute cette technicité.
    Merci Maryk pour cette promenade sur la plage qui nous ramène à notre réalité….à l’essentiel, l’essentiel de notre vie: ce qui nous entoure réellement.

    1. Qui sait : peut-être que tandis que ses doigts ferraillaient là-haut, son coeur avait changé la nacelle de l’élévateur en magnifique montgolfière ? ou peut-être qu’une nuit, tandis que toi, rejointe par d’autres lecteurs – bien là sans se montrer – vous songiez à cet as du raccordement, porté par la convergence de vos âmes rêveuses, il a muté son élévateur en tapis volant digne des contes lointains de son probable Est natal ? Qu’est-ce qui est réel ? qu’est-ce qui reste virtuel ? est-ce qu’une illusion manque d’essence ? je suis une passionnée de l’essence ! alors tu as raison : il ne s’agit pas que ces gens qui viennent de passer presque deux ans dans leurs réunions à nous inventer un Absurdistan parviennent à nous dégoûter de réfléchir sur ce merveilleux concept… sans doute se sont-ils pris les pieds dans la carpette du binaire : une chose est essentielle, une autre ne l’est pas ! ce qui remet la philosophie une fois de plus au rang des urgences ; il est aussi dangereux de déléguer la fonction de philosophe que celle de garagiste.

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