Jacques, boulanger des rêves

Cher Jacques à l’anneau !… Alors tu nous a quittés ? En apparence au moins ! Ça m’a paru si brusque, ta disparition : le mardi, tu étais là, bourdonnant comme une abeille derrière ton petit comptoir ; à la fin de la semaine, pfuit !… le temps a filé depuis… mais ton escapade me revient en boucle… Je ne te croiserai plus en ville ! C’était marqué dans le journal et Mérédith l’annonçait aussi sur la page dédiée…

Quand nous étions enfermés dedans, je t’avais écrit pour te présenter mes excuses républicaines. Je t’ai rendu visite le mardi de la réouverture ; je voulais t’exprimer – à toi et à Mérédith ! – ma solidarité dans cette traversée ridicule : comment a-t-on osé laisser les rayons-livres des grandes surfaces ouverts, les sites de vente à distance s’enrichir… et étouffer nos libraires, aux revenus déjà exsangues en temps ordinaires (si jamais l’ordinaire du temps existe) ?

Sauf, que tu n’es plus là, derrière le comptoir du Pain des rêves, la librairie mythique d’ici, baptisée d’après Louis Guilloux, ce romancier briochin (si vous n’avez jamais lu Le sang noir, je vous en conjure, faites-le ! Folio 1226. Laissons traîner ce livre chez nous, pour le relire, en entier, ou au hasard, comme un oracle (mystique laïque, disait Louis), pour nos enfants, nos petits-enfants, nos hôtes de passage)…

Il doit traîner, oui, quelque part dans cette maison du tertre Aubée (où j’aimais tant t’apercevoir sur le seuil, en conversation muette avec un papillon, ou levant les yeux au ciel changeant…) un manuscrit turquoise en papier népalais… à moins que tu ne l’aies brûlé il y a longtemps, ou simplement jeté au recyclage. Jusque-là j’ai toujours hésité à te tutoyer. En fait j’évitais de choisir entre « tu » et « vous ». Est-ce que nous étions tous deux timides ? Je ne suis pas sûre que ce soit la juste qualification de nos précautions mutuelles pour ne pas peser.

Je ne me souviens pas de la première fois où je t’aurais croisé. Sans doute ai-je dû entrer au Pain des rêves avant même de vivre en Côtes-d’Armor. C’est ainsi que je procède pour savoir si je peux vivre quelque part : j’entre – dans les librairies, dans les bibliothèques, dans les cinémas, ou dans les cafés… Si je reçois le message de bienvenue d’un libraire, d’un bibliothécaire, d’un projectionniste, ou d’un barman, alors je sais que je peux poser mes bagages ; c’est comme un adoubement qui serait nécessaire à l’incorrigible nomade que j’ai été jusque-là… À me tenir au bord du monde, tant qu’on ne m’a pas confirmé que je pouvais m’arrêter là.

J’ai hérité d’une puissante injonction d’exil et sans rien dire, sans que nous ayons jamais eu la moindre discussion poussée, Jacques Allano (presque toujours penché au-dessus des livres), tu levais vers moi ton visage avenant et secrètement espiègle, alors je recevais la bienvenue. Tu laissais beaucoup de latitude aux autres ; tu avais une sorte de précision pour deviner de quelle distance physique les autres avaient besoin pour se sentir à l’aise et tu dansais cette distance-là, discrètement… que serait devenu ce savoir-faire au moment du déconfinement ?

Tu étais si sensible : tu savais d’instinct quand il fallait secourir la personne perdue qui venait d’entrer et se retrouvait un rien hébétée devant l’abondance des livres. Avec une grande douceur, tu allais la sécuriser et essayer de comprendre de quoi elle avait besoin. Moi ? je ne supporte pas qu’on me prescrive une lecture… je ne supporte pas qu’on me prescrive quoi que ce soit, d’ailleurs : un médicament, un aliment, une voie à suivre, une chorégraphie… rien ! Il faut m’expliquer, éventuellement, me suggérer, parfois… oui, je sais, vous allez peut-être juger ça caractériel, mais tant pis, je vais vous l’avouer : il faut que je sois l’auteur de chacun de mes mouvements. Oh, je n’hésiterais pas à vous faire un emprunt, en saluant au passage votre trouvaille, même si je ne vous dicte généralement pas les vôtres, de mouvements, malgré ma fougue (au pire, je vous annoncerais ma désolidarisation immédiate quant à un geste, dont je prévois les conséquences ingérables, mais ce ne serait pas une menace, juste un avertissement direct ; vous n’allez tout de même pas exiger que j’attende passivement de plonger dans la mouise, parce que vous, vous n’auriez pas encore perçu que nous y allions tout droit ! Je suis adepte du dégagement, donc. N’est-ce pas le privilège du déracinement ?). Enfin ce que je préfère dans la vie, c’est la co-création, avec tous ceux que je croise, il me semble.

Une seule fois, tu m’as alpaguée, Jacques ; il y avait une pile de livres, en contre-bas de la caisse, tu l’as pointée du doigt et tu as murmuré : « Vous devriez essayer ça, je suis sûr que ça vous plairait ! »… j’étais estomaquée… ce n’était pas du tout ton genre d’intervenir comme ça, alors je l’ai acheté tout de suite ; c’était un livre au titre nullissime, ai-je protesté auprès de l’auteure la semaine suivante : Franck, Amédée, alias Job, aux éditions le Bruit des autres, 2005 (les éditions ont disparu depuis longtemps déjà, mais on peut encore trouver le livre et celui-là aussi, je vous y encourage, lisez-le !). Bien sûr, tu avais raison : j’ai chéri ce livre et son auteure, une « late-bloomer », aurait dit D. – ma longuement copine, désormais ex (c’est pas parce qu’on ne se fréquente plus que l’autre disparaît de notre intériorité !)… J’ai aimé tous les livres de Michèle Cavalleri ; nous avons eu, elle et moi, un long compagnonnage… des années ! et je suis déchirée de la savoir durer si déprise d’elle-même, dans un habitat spécialisé, où, ici, il n’y a quasiment pas eu de contaminés… Chère, chère disparue toujours là, toi qui avais écrit ce si beau livre : Une si forte absence ! Tu avais fait sortir Jacques de sa réserve ! Une résonance irrésistible des âmes sans doute…

Je suis sûre que toi aussi, Jacques Allano, tu voyais les choses ainsi : dans le respect mutuel de l’essence… Nous nous parlions très peu, toi et moi. J’organisais des rencontres, autour de tel ou tel auteur. Je travaillais avec toi… ou bien avec ton collègue de la Librairie nouvelle… Michèle Cavalleri, Christian Prigent, Marianne Costa, Stéphane Hessel, Charles Pennequin, Fabienne Juhel… jamais nous ne discutions de ces choix, jamais l’un ou l’autre n’épanchait ses enthousiasmes… Tu m’envoyais la plupart du temps cette petite jeune femme gourmande, que Michèle Cavalleri gavait de gâteaux à la crème… Nous vendions quelques livres… Libraire, c’est un sacerdoce ! Un commerce ? Ce serait le comble du manque de considération devant tout ce labeur impayé.

Un jour, je suis partie vivre à trois heures de route et toi, tu as pris ta retraite. Je revenais régulièrement dans ce « pays » que j’avais tant aimé et parfois, je te voyais de loin, sur le seuil de ta porte, ou au marché… Et si tu me voyais aussi, je ressentais ta joie en écho à la mienne : nous existions l’un pour l’autre, mais nous ne nous parlions jamais. Je te voyais souvent de dos et c’était une secrète bénédiction, comme de croiser un chevreau, un écureuil, ou un chardonneret élégant. Il ne faut pas s’étonner que tu n’aies jamais rien dit du manuscrit turquoise…

Mais une fois, bien des années plus tard (j’étais redevenue Costarmoricaine !), nous nous sommes trouvés ensemble à l’étal des Coquelin, un mercredi matin de marché briochin et c’est toi qui es venu vers moi. Je t’ai dit que j’habitais sur la plage de Louis, et que je serais si heureuse que tu viennes boire le thé dans cette véranda. Ça avait l’air de te réjouir… Mais j’allais partir en Espagne, à Madrid… Oh, Madrid ! Tu y étais allé avec Heather Dohollau et c’était pour toi un merveilleux souvenir ! Alors tu as écrit ton adresse électronique sur un lambeau de papier que nous avons sorti de nos cabas et j’ai promis… Mais j’ai tardé, comme toujours : je suis si lente, il faut bien l’admettre. Et quand les travaux se sont estompés, que j’ai repris un peu mon souffle, hop, tu n’avais plus le temps, tu avais repris du service dans ta librairie ! J’ai espéré que ce retour d’activité se ferait plus paisible, que tu intègrerais ces nécessités peu à peu et que finalement, un jour, nous nous retrouverions synchrones. Mais non. Pour le son de ta voix, Jacques Allano, il est trop tard.

Pour ta présence dans ma véranda ? Mon dieu comme tu es là ! Et mon dieu comme je sais que tu seras là avec moi, quand je reprendrai mon chantier sur Louis, et comme tu viendras m’étayer encore plus vite, quand je me remettrai à cet autre chantier, autour d’une ville du Sud où les gens viennent mourir en beauté et dont l’animateur lit Camus dans une obsession lancinante. Il y a tant et tant à penser encore, Jacques, merci de m’accompagner. Parmi les âmes défaites du corps, je peux imaginer comme Louis, Heather, Albert et bien d’autres, se réjouissent de t’accueillir, mais je t’en prie, dis-leur que toi et moi, on a encore quelques conversations en souffrance ; tu veux bien te pencher avec moi au-dessus de mon scriban, s’il te plaît, maintenant que tu es pantopique ? Dans l’intemporel tout-silence, l’énergie que tu m’accorderais ne détournerait rien de personne…

4 commentaires pour “Jacques, boulanger des rêves

  1. Le coronavirus un prétexte ? un faux prétexte pour fermer les portes des librairies, et d’autres lieux où règnent la créativité, les cultures que j’accorde sciemment au pluriel car oser parler de La Culture au singulier et avec un C majuscule reviendrait à se regarder le nombril!
    Un prétexte pour priver les lecteurs de la présence et l’accompagnement d’un libraire digne de ce nom?
    Un amoureux des livres et de la littérature accorderait-il autant d’importance au libraire qu’ aux auteurs de ces livres? Pourquoi pas ?
    Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ! Peut-on dire que la perte de Luis Sepúlveda est aussi douloureuse que la perte de Jacques Allano?
    Au fait qui suis-je pour poser cette question aussi insensée?
    Depuis que je viens de lire ce bel hommage que tu rends à Jacques Allano , je cogite sur le métier de libraire et son rôle dans la société: serait-ce un fin limier qui sent en l’autre le désir d’un livre avant qu’il n’en prenne vraiment conscience? un limier qui ne voit pas le futur lecteur comme un gibier, et qui ne dévore surtout pas son espace!
    ou encore un passeur ? un révélateur ? un être bienveillant qui accompagne, conseille et fait partager sa passion des mots , un œnologue révélateur d’arômes de vie ?
    Un avocat discret ? un avocat ne défend jamais un « client  » ( vade retro satanas!) s’il n’est pas convaincu de son innocence. Un libraire peut-il faire entrer dans sa librairie un livre s’il n’est pas convaincu de ses moult vertus?
    Et encore vade retro les satanas qui vendent des livres comme des hamburgers !!!! berk!
    Maryk qu’entends-tu par  » des excuses républicaines  » ou  » quelques conversations en souffrance ».
    je ne connaissais pas le terme  » pantopique », mais j’ai consulté un dictionnaire, et je me demande si Jaccques Allano n’était pas déjà un peu pantopique avant que son âme se séparât de son enveloppe terrestre ? qu’en penses-tu ?

    1. Merci, Claire, d’être venue lire et aussi de faire écho à ce texte.
      « Peut-on dire que la perte de Luis Sepúlveda est aussi douloureuse que la perte de Jacques Allano? » demandes-tu ; ça dépend pour qui, je suppose… Bien sûr, j’ai 62 ans, alors il me vient aussitôt un réflexe sartrien : « Un seul homme et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui »…

      « Au fait qui suis-je pour poser cette question aussi insensée? », ajoutes-tu et là, je rétorquerais qu’il n’existe pas de sens en soi, qu’il faut des humains (par exemple), pour l’élaborer et je retournerai à l’antienne sartrienne. Du reste on a constaté, où nous a mené cette délégation aux sachants, cette affaire de penseurs autorisés, en cette période de crise sanitaire…

      J’aime tout ce que tu écris de la possibilité du libraire. Oui, pour moi, la plupart sont des sorciers de village ! et comme toute sorcellerie, elle n’est pas universelle. Mais surtout je me pose la question de la ville. Qu’est-ce qui est nécessaire dans la communauté où j’habite ? Et non, je ne réponds pas les grandes surfaces. Mais une ville sans librairie ? quelle horreur !!!

      « Un libraire peut-il faire entrer dans sa librairie un livre s’il n’est pas convaincu de ses moult vertus? » Je suppose qu’un libraire se tient sur la crête entre ce qu’on lui demande et ce qu’il a envie de proposer. D’abord il ne connaît pas tout et alors n’a-t-il pas un devoir de guet ? et les lecteurs qui fréquentent sa librairie sont autant de chalands que la presse, ou les organismes professionnels, oui ?

      « des excuses républicaines » ? C’était ce qu’il m’était venu de lui écrire. Parce que je suis la descendante d’arbres généalogiques où des gens ont lutté, et parfois y ont perdu la vie, pour que la culture, la santé, la prospérité, soient des biens partagés ; et alors je me sens une citoyenne héritière de cette fragile chose commune ; et là j’ai considéré la république comme meurtrière et en tant que citoyenne, j’ai eu besoin de présenter mes excuses.

      « quelques conversations en souffrance » ? Eh bien, je me suis tenue avec cette tournure sur la crête entre la souffrance qui pourrait se parler et la souffrance comme on dit qu’un colis est en souffrance… et bien sûr la tolérance miroite dessous, parce qu’on disait autrefois « souffrez que… » pour dire supporter… accepter…

      je ne connaissais pas le terme » pantopique », dis-tu encore… mais moi non plus !!! je l’ai composé spontanément, parce qu’on parle parfois des u-topies, même quand elles ont pris corps et lieu ; que la mode est à la dys-topie… là, il m’est venu pan-topie ; je croyais que ça n’existait pas, mais je ne voyais pas pourquoi me le refuser. Maintenant que tu as regardé dans un dictionnaire, je suis allée fouiller dans plusieurs et j’ai vu le mot. J’aime bien découvrir ce qu’en faisait Michel Serres. Mais je suis simplement partie du préfixe grec « pan » (tout), un grand succès, avec pan-démie, et topos, le mot grec pour lieu ; j’aurais pu choisir : maintenant que tu es partout ; mais j’ai penché pour faire miroiter cette crise sanitaire, qui est le contexte de la mort de Jacques.

      Est-ce que les humains sont pantopiques avant même de mourir ? j’aime ta question et je serais bien tentée de dire oui ! Pourquoi donc est-ce que je me sens plus à l’aise pour une rencontre dissipant les distance avec un mort qu’avec un vivant ? peut-être parce qu’il me reste quelques brouillards éthiques à élucider…
      Merci de me donner l’occasion de préciser tout ça !

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