Un druide pas dans mes petits papiers

Jeudi dernier, au marché, le druide me hèle : « Tu ne veux pas acheter un petit truc comme ça, c’est malin, tu sais ! » Toujours le fameux enfile-aiguille : une petite chose en plastique, en forme de machine-à-coudre ; il y a un trou, pour insérer l’aiguille par le chas, et un conduit, où présenter le fil… Le fil du sens, le fil de la vie, le fil de la conversation, le fil de la pensée… du boulot de druide, ça ! Il est plus facile pour un chameau…

  • Mais j’en ai déjà plusieurs ! Pourquoi en accumulerais-je encore ?
  • Tu ne veux pas t’asseoir, là ? Je t’écrirais…
  • Tu l’as déjà dit, mais je n’ai rien reçu…
  • Je ne dis pas ça à tout le monde, tu sais.
  • Je n’ai que faire de ce genre de monopole.
  • Regarde les gens, comme ils sont tristes : le Dalaï-lama a des bordels en Chine, l’abbé-Pierre… Regarde comme elle est triste, celle-là !

La femme l’entend, elle pouffe.

  • Tu l’as fait rire avec sa tristesse, t’es trop fort !
  • Tu te sens muse, toi ?
  • Bah, pour moi-même, sûrement !
  • Mais tu as une âme ?
  • Qu’est-ce que tu en penses ?
  • Je ne sais pas… Je ne la sens pas… Tu ne manques pas de charme. Il faudrait que je te déshabille, en tout bien, tout honneur, eu égard à mon âge.
  • C’est quoi, cet âge ? 80 ?
  • Oh, ben, non, quand même !!! Pas tout-à-fait… Tu es auteure, toi, c’est ça ?
  • Mais tu m’as déjà dit que mon talent, c’était l’éloge funèbre ! Tu as oublié ? C’est pas grave, quelqu’un comme toi transmet, tu n’es pas obligé de te souvenir de ce que tu transmets…

Il me fait signe de m’en aller : il doit vendre ces petits trucs, pour mettre de l’essence dans la voiture. On met de l’essence où on peut… Le druide est un personnage ? Là, je vous jure, qu’autant que je puisse parler du Réel, je ne l’invente pas, ce druide sur le port, avec ces miniatures à passer le fil par le chas de l’aiguille…

C’est une génération convulsive, c’est comme ça… Je m’en suis toujours tirée en les taquinant. J’ai animé des ateliers d’entraînement à la réplique, face aux prédateurs sexuels, alors bien sûr, je suis très entraînée… L’objectif est de neutraliser cette énergie, sans communiquer de mépris, ou une quelconque dépréciation. Sans castrer, si l’on verse dans le vocabulaire psychanalytique… Mais parfois, je pourrais être tentée de distribuer des taloches ! C’est mon côté martial. En fait il m’énerve, ce druide. Et bien sûr, c’est réciproque. Je trouve qu’il transpire tout sauf la sagesse. Et puis un mec qui se fout complètement de ce que je cherche à faire et qui ne pense qu’à ses propres lubies, ça excite mes aspects guerriers et je n’aime pas ça. Il y a des gens qui me connaissent assez peu pour insister sur ma douceur, moi, je suis vraiment désolée de ma bonté si rabougrie. Il y a en moi un éternel rugissement, plutôt, je crois… Il faudrait que j’évite de tomber à bras raccourcix… sur ce druide…

Et puis je suis rentrée à la maison, avec ma petite veste en bambou, archi-soldée et j’ai repris le fil de mes tâtonnements… Noter des bribes, ranger… L’automne s’en vient, avec ses brassées lumineuses… Je pourrais ouvrir une papeterie à Papeete, avec toutes mes réserves de papier (surtout maintenant que je n’anime plus jamais), mais, en guise de cartes postales, je trouvais les formes de chaussettes retirées de mes nouvelles socquettes bien plus marrantes : on aurait dit des personnages avec un petit œil rectangulaire et une grande bouche hurlante, manifestant contre les alliances trop grandes et trop bidons. « Small is beautiful » – c’est ce qui est écrit sur leur chapeau invisible.

Crier devrait toujours être un acte solitaire, proféré sous le tunnel d’une voie ferrée. Sinon, il vaut mieux chanter ! Mais autour de moi, nul n’approuve que je me mette à chanter, en épluchant des légumes, ou en jouant au tetris avec le lave-vaisselle. Je fais trop de boucan, ça les fait sursauter. Céline Dion, c’est pas le genre de la maison. Remarquez, je ne suis pas plus fan du chant collectif… Ou alors, libre et à plusieurs voix non écrites. L’improvisation collective est une grâce. Gloire à ceux qui savent orchestrer ce genre de rencontre sonore ! Quel merveilleux exercice d’existence démocratique – écoute réciproque, expression modérée dans la joie d’être ensemble. On le pressent dans le dernier film de ce cher Michel Gondry… (Allez voir ce film, je vous y exhorte ! Le livre des solutions, c’est une pépite d’humanité).

Donc, imaginez-vous que je range. Notamment des papiers. Je m’arrête pour écrire un petit mot à une copine ; je fabrique une enveloppe, maladroitement. Une gauchère contrariée, ça reste maladroite à vie ? Je fais des progrès constants, mais quand on regarde le résultat de mes petits pliages, on me souhaite longue vie, inévitablement – pour que j’ai le temps de progresser et de m’emmêler moins les pinceaux dans ma scotch-attitude… Je suis songeuse… Je ressasse des répliques glanées au fil du marché arpenté… « Ne te prends pas la tête ! » Ai-je entendu ce matin, avec la recommandation de respirer.

Penser est une fonction organique beaucoup plus accessible chez moi que la respiration. Mes bâillements ne sont pas très libres. J’ai lu ces jours-ci que le bâillement était destiné à refroidir le cerveau. Mais on sait bien aujourd’hui que le cerveau est un organe très surestimé quant à la fonction de penser. Pour ma part, j’ai remporté un franc-succès, en entraînant les gens à constater qu’une respiration qui descend jusqu’aux ischions est l’origine de la marche. Alors ? Je disais : libérons notre Marylin Monroe intérieure. Cette Marylin avait l’art de respirer si radicalement qu’il n’y avait qu’un seul mouvement entre aspirer une nouvelle goulée d’air et commencer à bouger, se lever, ou se mettre à marcher, s’étirer, ou changer d’angle sur sa chaise…

Ma chère mère était une Marilyn… Elle avait toujours les narines dilatées ! Elle aspirait, et puis elle souriait. Elle repassait les jolis papiers pour pouvoir les réutiliser. Les pauvres faisaient déjà tout ce que préconisent les écolos d’aujourd’hui (ne jamais rien acheter neuf, conserver, réparer, recycler, détricoter, recoudre, recouper…). Elle était si joyeuse et si créative. Pourquoi diable toutes ces photos de mon enfance sont-elles introuvables ? Bah ! Je ne suis pas sûre que brancher un fer à repasser pour lisser du papier était si écolo que ça. Elle recyclait les beaux papiers. Je l’avais oublié. Je le redécouvre et je constate que je fais comme elle, et que ma fille par alliance, quand elle vient ici, ou quand je vais chez eux, me tend un sachet de jolis papiers qu’elle a gardés pour moi, et peut-être, dans longtemps, elle l’oubliera, et puis un jour, elle le redécouvrira… Ou bien, toujours, tous les beaux papiers du monde seront comme une prière pour mon âme…

Mon âme, de plus en plus paisible… Détachée ? Ça dépend. Ben, oui, l’attachement, ça dépend… Je me demande ce que Kerangal a fichu avec le ressac. L’attention est un ressac. Ça va, ça vient… Ça dépose sur l’estran des trésors qui changent de mains, qui change d’avenir (peut-être que l’avenir a besoin de mains nouvelles ?). Passé. Tamisé… Passoire, passoire… Lavé… Détaché… Revenu dans l’immaculé, près pour une nouvelle conception, sans le péché du préconçu, du présumé coupable, de l’innocence massacrée d’avance.

Parfait ! C’est écrit sur le bocal. C’est ce que j’adore entendre, quand on me rend la monnaie : « parfait, merci. » Au moins une fois dans la journée, que tout soit à sa place, que soit fait – radicalement fait – ce qui peut être fait (ce qui doit être fait, c’est autre chose… Comment être sûre de la nécessité des choses ? De ce qui est fait ? De ceux qui l’ont fait ?) Par fait / ce qui a été fait en passant dans le transit qui est plus ou moins le nôtre (par / à travers – le faire)… C’est décousu ? Vous perdez le fil ? Bah… Le texte, c’est une variante du mot tissu !

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