Un livre qui s’appelle Yoga – son auteur, Emmanuel Carrère, s’en amuse lui-même – si l’on considère la mode fulgurante de la Pleine Conscience, ou les ventes des manuels de développement personnel, c’est malin, oui. Et je me prends à imaginer une production de chez P.O.L. soudain, dans cette étonnante année 2020 (ahah ! Un jour viendra le temps des estimations, mes chéris : les rapports d’activités, les évaluations, les bilans financiers et les rituels, d’où l’on peut éventuellement déduire si l’année a été bonne, ou si l’on va profiter des vœux pour suggérer : allez, à la trappe ! passons, voyons la suite…), alors postulons que 2020 est une année propice à l’étonnement, juste parfaite pour visualiser, sur les consoles des lieux où je refuse de capituler et surtout pas au rayon-livres ! des piles d’un livre de P.O.L caracolant (c’est ça qu’on dit, quand les ventes sont réjouissantes, on dit « caracoler »). Je crois que Carrère a trouvé un truc pour se faire appeler Isaac par son pote Paul, dans l’eau d’ici ou là, dans la grande vapeur indifférenciée : faire marrer son vieux Paul Otchakovsky-Laurens, disparu dans cet accident lointain, lui faire une farce posthume avec le succès du premier livre de lui que ce vieux compagnon de route éditoriale n’aura pas lu. On peut se le raconter comme ça : c’est le premier livre d’Emmanuel Carrère que son éditeur de longue date… Mais qui sait : peut-être que les fantômes lisent ? On sait bien que la dématérialisation (oui, de ça aussi, il est question dans ce livre)… Ce livre est comme y invitait Oriana Fallaci : entre rire et larme, entre tangence au réel et mirage frémissant, entre culture éclectique et humilité de ne pas savoir.
Nous avons aimé lire ce livre, Nicolas et moi, je dis « nous », puisqu’une fois de plus, j’ai eu la chance de ne pas m’y aventurer seule (nous l’avons lu à voix haute, comme nous le pratiquons), et si Nicolas – qui ne voulait pas le lire au début (alors qu’il a beaucoup d’estime pour cet auteur, dont nous avons lu et relu tous les livres), l’a finalement lu avec un vif intérêt, moi, j’y ai puisé beaucoup et je me sens gorgée de gratitude. Quoi ?!! Vous êtes des lecteurs du Canard enchaîné ? Alors faite-moi une grâce : déchirez la feuille culture de cet hebdomadaire et servez-vous-en pour envelopper les tomates qui n’ont pas voulu mûrir sur pieds, ou pour allumer le feu dans votre divine cheminée. Foin de vous laisser guider par cette page, elle est indigne de vous ! Vive Sorj Chalendon, d’accord, mais ce n’est pas une raison pour regarder la télé et à part lui, beurk, laissons ces trous du cul pérorer, ils n’ont pas un cil de talent pour repérer l’innovation ; c’est le repli ringard indécrottable de ce journal auquel, par ailleurs, la démocratie à la française doit tant.
Revenons à ce merveilleux Yoga ! Il est composé de petites tranches textuelles, comme le seraient d’ailleurs des séances de yoga, de taï-chi, ou de méditation, juste des moments, comme se traverse l’aventure de vivre, comme est intermittente notre attention, comme se compose activement un livre, qu’on écrit au jour plus ou moins le jour, paragraphe par paragraphe, à tâtons, presque à l’aveuglette, page par page : le pavé résultera de l’agencement de ce pas à pas, de l’arrangement et de l’entassement de ces feuillets. Tout se passe comme si on était accueillis gentiment dans la cuisine de cette expérience en train de se faire : la tangente de l’auteur à la conscience, les biais pour écrire, les astuces pour rester vivant.
Le livre s’appelle Yoga, mais je ne crois pas qu’il soit possible d’y gagner gros sur la posture, ni sur cette voie de conscience qui attirerait l’esprit dans son incarnation. Mais Emmanuel Carrère nous accueille, ça, oui ! Le temps de la lecture, il me semble difficile de se sentir seul. On dirait que l’idée est distillée par nos nuages planétaires voyageurs, ça percole un max autour de la terre : si vous me connaissez depuis longtemps, vous savez bien que je prône l’écriture, comme un geste de confiance dans la possibilité d’être accueilli, tel qu’en soi-même, quelque part sur la terre et qu’écrire relève de l’abandon à son propre processus verbal, comme on le ferait en merveilleuse compagnie, quand on se sent plus intelligent que d’ordinaire, comme magnifié par l’espace de conversation qui s’ouvre dans une amitié (et quand cet espace est introjecté, on peut même se passer de le rejouer dans le réel, on laisse cet espace se vivifier à l’intérieur de soi, on pense à cet autre et à ce qu’il penserait et à ce qu’il dirait, ou comment il se marrerait, ou pleurerait, ou se tairait, ou… ou… ou… comment il aurait les yeux qui brillent ! et on devient plus alerte, plus grand que soi-même, plus vivant que livré à sa prétendue solitude. Les livres font ça, aussi, parfois… ils tonifient cet espace potentiellement relationnel, ils nous accueillent dans le monde et on a envie d’y mettre aussi son grain de sel verbal…
Ce Yoga fait ça, oh, oui, comme il le fait ! Et dans l’ambiance d’une délicieuse conversation, comme y encourage aussi l’apôtre de l’écriture-périlleuse, Tom Spanbauer, grand maître du creative-working-workshop à Columbia, ou sans doute, Alessandro Barrico, cité par Emmanuel Carrère et grand ponte des ateliers d’écriture en Italie. Ce livre est un traité de narratologie, un traité de présence à soi-même, comme un autre, de présence aux autres, comme alter-ego. C’est un livre qui configure l’espace amical, comme il s’ouvrirait entre des amis de longue date, dont on cultiverait l’amitié, pas parce qu’ils ne changent pas, mais parce que, malgré le temps qui passe et ce qui se maintient de leur façon d’être, un renouveau reste toujours possible et une surprise, une part d’imprévisible qui n’altèrerait pas la teneur de l’amour, non pas l’amour qu’ils nous vouent, ou que nous leur vouons, mais l’amour qui émane de l’espace qui s’ouvre entre nous et rend tout le monde possible (ça arrive parfois quand on aime parler, manger et surtout boire ensemble).
Alors en lisant, on se laissera conduire à un stage de méditation, et puis au fond d’un passage de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, à Paris (qui est le premier endroit, où j’ai rêvé d’acheter des tatamis ! Oh, comme la vie est longue et passionnante!!!). On fera du taï-chi avec des maîtres, ou avec une vieille dame, dans le métro en résistant à des pickpockets, on étudiera au café le matin, on achètera par procuration un smartphone à un jeune migrant et ce jeune aura disparu sans qu’on puisse le lui offrir, mais est-ce assez pour parler d’inutilité ? On ne sait pas toujours la fin des histoires et on n’écrit pas toujours soi-même la fin des histoires qu’on entreprend de raconter, d’ailleurs que fait le lecteur ?… Je me suis énervée là contre la sempiternelle scène de sexualité idyllique (même si je suis du genre à penser que la sexualité est une affaire d’énergie circulatoire, plutôt que de frottements), on évitera quelques piteuses coucheries… On fera à l’hôpital Sainte-Anne une entrée assez pudique, peu concrète, comme déracinée, mais n’est-ce pas de cela qu’il s’agit : de la difficulté d’être là, qui va parfois pousser au bord du suicide ? On sera interné. On oubliera. On prendra des médicaments. On reconsidèrera certains aspects de l’histoire à la lumière de ce qu’on appréhendera désormais comme des symptômes et alors on plongera dans des revisitations du réel. Qui suis-je ? Qui ai-je été ? Qu’ai-je cru qu’il se passait ? Qu’est-ce que je crois qu’il se passe ? Et la narration deviendra peu à peu suspecte, gentiment suscpecte, comme l’eau est gentille en Espagne, où c’est ainsi qu’on baptise l’eau douce. On dormira en terrasse, au café du port, dans une île grecque. On participera à un atelier d’écriture avec des migrants et aussi on les regardera s’entraider. On écoutera de la musique. On dira au revoir à des gens qu’on ne reverra jamais. On aura tout. On n’aura plus rien. Certains rêves se réaliserons, d’autres pas.
Mais surtout, on observera le processus de narration en train de se faire et de se défaire. Comment je me la raconte, comme on dit chez les très jeunes. Un traité de narratologie en situation, sans envolées théoriques, ou presque, juste avec des mises-en-situation d’imaginer et d’interroger ce que je suis prêt à tenir pour véridique et ce que je considère comme de la fiction. Mais tout est fiction!!!dès que s’augure un récit, c’est-à-dire sans cesse… N’est-ce pas ce qu’on pourrait s’exclamer, au sortir d’une séance de méditation (à travers la tentative d’immobilité où l’air surtout s’avérera un appui, ou à travers le mouvement, la dynamique du mouvement). Et alors je me demande s’il est possible de s’apercevoir du génie de ce livre, si l’on n’écrit pas un peu soi-même, ou si l’on n’a pas pratiqué une fois ou l’autre, sous une forme ou une autre, la méditation. En tous cas, pour avoir bouiné dans ces zones aussi longtemps qu’Emmanuel Carrère, je trouve ce livre incroyablement malin. Et fraternel ! parce qu’il faut une magnifique détermination à s’orienter à l’autre, pour parler de soi de cette façon, inviter le lecteur dans ces expériences par procuration. Merci, encore une fois ! Emmanuel, cher dissemblable, mon frère.