Je suis à la caisse d’un magasin d’alimentation en vrac, tenu par deux personnes. L’endroit m’est cher et ces deux personnes, je les ai chéries d’emblée. Parler ensemble est l’occasion d’un processus de croissance : nous aimons bavarder à deux, ou tous les trois ; l’espace de conversation qui s’ouvre entre nous est précieux ; il arrive à chacun de le déclarer avec enthousiasme. Ce jour-là, nous sommes plus ou moins seuls et je raconte une vieille histoire, qui me travaille beaucoup. Je crois qu’aucune histoire qui insiste à l’intérieur de soi, qui traverse en boucles réitérées la mémoire, et qui tente souvent d’être racontée n’est anodine ; quelque chose à travers cela demande à être compris.
Alors je raconte, avec une ferveur émerveillée et dubitative, l’histoire de ce garçon, avec qui – entre 11 et 14 ans – j’aimais danser le slow et dont je n’ai jamais su qu’il me suivait de loin, tandis que je chipais des roses – oh… une à la fois ? je ne m’imagine pas cueillir un bouquet, où donc l’aurais-je déposé ? Une quarantaine d’années plus tard, il m’a confié cette pulsion de me suivre, de me couver de loin du regard…
À la caisse du magasin très spécial, dans un premier temps, il se passe ce que je souhaite quand je raconte, en parlant, en écrivant : chacun se demande s’il aurait aussi des réservoirs de mémoire enchantée ; la réponse est oui, les récits fleurissent… Et puis – nous sommes un 8 mars – l’homme fronce les sourcils, comme s’il s’inquiétait à rebours pour cette adolescente suivie ; il le formule ; dans sa crispation, une seconde, je deviens la jeune personne menacée qu’il imagine. J’ai le temps de comprendre qu’aujourd’hui, ce serait considéré comme du harcèlement et je comprends l’extrême prudence des jeunes hommes de mon entourage, qui, sûrement, ne se permettraient pas d’être ainsi les témoins discrets d’une cueilleuse de roses débordant des jardins chics de la banlieue des bords de Seine.
Je contredis ces sourcils. J’affirme que c’est merveilleux d’avoir été sans le savoir baignée dans le champ de cette attention amoureuse ; que c’est une chance magnifique aussi de l’avoir appris plus tard, tellement plus tard ; que c’est un cadeau immense que cette confidence qu’il m’a offerte et qui m’a permis de songer ensuite qu’il existe une personne sur terre, capable de comprendre mon amour des roses, comme il en existe quelques autres pour comprendre la racine de cet amour floral, et une seule pour être mon fervent jardinier. J’ajoute que je me suis toujours sentie insultée par la chanson de Polnareff : « I love you because, tu es la seule qui n’aime pas les roses ». Encore aujourd’hui, si j’entends cette chanson par hasard (je ne suis pas masochiste, alors il faut que ce soit par hasard), je me sens insultée. À la caisse, ce soir-là, ils sont trop jeunes pour savoir de quoi je parle. Et c’est bon pour moi d’imaginer ce sexagénaire des quartiers lointains, toujours vivant aujourd’hui, qui pourrait deviner en quoi cette chanson m’est une insulte.
Je termine ainsi : il a conclu que j’étais un trop gros morceau… Et là, l’homme de la caisse s’enfuit en protestant, m’interrompant brutalement en guise de soutien à la charmante cariatide de la caisse, parce qu’il soupçonne que le renoncement de ce lointain épris aurait été dû au rebond de mes chairs. Tout de suite, « gros morceau » ne l’a pas renvoyé au défi relationnel que je pouvais représenter pour ce jeune bâtisseur définitivement monogame, mais à un supposé excès de chair (et je confesse que oui, la chair m’a piégée dans toutes sortes d’excès – assez vains, il faut bien l’avouer) ; « gros morceau » n’a pas pu renvoyer au futur problématique envisagé par le chevalier naissant. La jeune femme est restée seule à la caisse et la lumière de son visage s’est opacifiée. C’est un comble et je suis désolée, parce que c’est cette lumière qui la rend irrésistible et qu’il existe des personnes qui sont sans doute ravies d’être captées dans les rayons de cette lumière radieuse, ou de se laisser émouvoir par l’élégance dansante des mouvements de cette grâce colossale.
Je pars attristée. Cette attention d’autrefois ne m’a jamais encombrée, puisque je l’ignorais ; elle m’a été ensuite offerte dans l’infini de l’irréel (je vous invite à cet égard à relire La course du mouton sauvage, d’Haruki Murakami) et je peux puiser du courage dans l’éternité où court cette confidence. Dans quelle société caricaturale peut-elle aboutir au soupçon de harcèlement ? Quelles castrations mutuelles nous prépare cet épouvantail du harcèlement ? Dieu sait pourtant comme il faut protéger parfois, je suis bien placée pour le savoir, moi qui ai dû me plaindre deux fois dans des commissariats et qui y ai été très respectueusement accueillie et écoutée par les deux hommes-gendarmes de l’Ouest de notre pays. Oui, il est des dangers face auxquels nous devons forger des protections. Comment inventer cela et poser des limites aux violences faites aux femmes, aider les hommes à se rapprocher de l’intégrité de leurs besoins, sans y laisser l’enchantement des ailes du désir ? Quelle est cette police des mœurs qui traque aussi les habitudes langagières et proscrira bientôt l’adjectif « gros », sous prétexte d’éviter l’ostracisme de l’embonpoint (Profitons-en pour remarquer que la banalisation du surpoids profite à l’industrie de la malbouffe et au lobby pharmaceutique) ? Quelle est cette peau du chagrin conceptuel qui ne tardera pas à cantonner notre cerveau congestionné aux strings d’un langage dégraissé ? Expiration.
Allez. Je me rassois au guéridon frileux d’un lointain café parisien et depuis l’enchantement du témoin des roses cueillies dans l’enfance, je vous souris, comme je lui souris pour toujours, à ce discret qui a su renoncer, qui a su se chercher dans l’infini des autres possibles, qui a su ne pas se dévaster, me rendre et se rendre à l’immensité du monde. L’amour, le vrai, ne saurait rétrécir le monde. De cela je suis sûre à présent. Vous aussi ?
Comme je te retrouve, ma Maryk ! Jamais très loin de mes pensées d’ailleurs… A bientôt donc !
Agnès, normande puis champenoise en ce beau mois de mai.
Clin d’oeil : Où seras-tu en juin ?