J’avais entendu parler d’elle à la faveur de Sylvie Germain, lu le livre que cet auteur lui avait consacré, lorsque j’avais préparé mon intervention au colloque de l’Institut de la mémoire de l’édition contemporaine, mais je n’avais jamais plongé. Et puis, en revenant par ici, et en flânant entre les tablées de livres de la Nouvelle librairie, rue Saint-Vincent-de-Paul, à Saint-Brieuc – à la chasse au prochain livre que je prendrais pour ma gymnastique matinale – je trouve Une vie bouleversée, son journal tel qu’il a été traduit par Philippe Noble pour les éditions du Seuil et qu’on peut acheter pour quelques euros en Points 59. C’était au moins de janvier… Et alors je suis entrée dans le silence de la lecture muette, pour écouter cette voix captée-là, entre ces signes noirs, à la lumière de la baie vitrée ouvrant sur le jardin, et tandis que je faisais connaissance avec les oiseaux de la haie.
Comme elle a 27 ans quand elle écrit ça, ça pourrait être ma fille (une surdouée!) ; mais comme elle avait cet âge-là il y a 80 ans, si le temps avait pu continuer à s’inscrire en elle, ce serait plutôt comme une grand-mère, ou même une arrière-grand-mère ! Sauf que dans le fond, je le vis comme si c’était une sœur. Bien sûr, il y a la dimension Historique, avec la montée des interdictions anti-juives et les évocations de cet antisémitisme ambiant – qui n’a, hélas, pas disparu, et dont on peut observer d’infinies variations… sans faire d’amalgame, quelque chose d’atroce persiste, perdure, terriblement dur – mais ce qu’elle en fait, sur le plan spirituel, est tellement pertinent pour notre vie de maintenant et encore tellement « devant », je veux dire, encore en avance, encore hyper moderne et ça me sidère, cette jeune météore qui évoque son sentiment d’éternité…
Je me suis laissée exhorter par elle, dynamiser, inviter à accepter la vie, dans la forme unique qu’elle prend à travers moi, à laisser la vie faire. Sans nonchalance. Sans désinvolture. La vie sait ce qu’elle turbine. Quand on croit savoir mieux qu’elle, on est nécessairement le jouet d’une part inconsciente du surmoi : le surmoi en direct (« tu dois faire ça »), ou en rebelle (« je ne ferai pas ça »). Le chemin de la vie à l’intérieur de nous, je crois qu’il est direct. Et se présente comme l’instinct d’un geste, ou l’intuition d’une pensée. Je crois que la vraie surprise est pensée. Non ? La vraie pensée est surprise ? Étonnement, ont répété bien des philosophes… Comme si elle nous était soufflée. Ne procédait pas de notre savoir intégré, ou de nos parti-pris. Venait d’ailleurs. D’un au-delà de nous-mêmes ou d’un au-delà en nous-mêmes, une part inconnue, sauvage, une jungle intérieure infiniment connectée et vibratile.
Bon. Quelquefois, aussi, on la sent mûrir confusément, en gésine, germiner. Et tout d’un coup la voilà qui se distingue, qui sort de la confusion, se précise et s’éclaire, comme un ciel demeuré bleu derrière les nuages, ou un visage qui recelait sans qu’on puisse le prévoir, derrière la pierre rembrunie et revêche, la lumière d’un sourire puissant, irrésistible, comme un vent si fort que le temps ne lui oppose rien, abolit le temps et toute la construction de la résistance à vivre.
Art de vivre.
Art de s’abandonner au flux vital.
Art de se laisser faire par l’instinct de vivre.
Allez avec la vie.
Être son Graal.
Et comme j’étais dans la gratitude d’avoir atterri, si bien accompagnée, sur cette côte magnifique, dans ce lieu tellurique, avec mes projets joyeux, j’ai eu envie de lire ce texte à voix haute dans la chapelle d’à côté – merveilleuse petite chapelle, près de son arbre dont les branches s’enracinent de nouveau en terre. J’ai eu envie de laisser ma voix porter ce texte, de me laisser traverser par l’énergie d’Etty Hillesum, et de conjuguer mon énergie de vivante à cette vie vibrant au secret des pages, j’ai eu en-vie que nos vies réunies un moment dans la chapelle vibrent au diapason de cette vie-là, recelée dans ce pavé paradoxal du livre, ce pavé de suprême désincarnation et de radicale incarnation, avec ces caractères qui persistent, qui résistent au temps, qui nous appellent dans notre consistance… mais qu’est-ce qui existe à travers toi ? À travers moi ? J’ai eu en-vie de donner ma voix à ce texte-là et alors avec ce paradoxe de la voix, qui est aussi à mon avis, ce qui est le plus incarné, mais de la manière la plus subtile… et de prendre place dans cet endroit du monde, dans cette combinatoire vitale… être une per-sonne pour que sa per-sonne soit en corps là !