Ma nuit avec Marx… ou la plénitude de l’imagination

Y a deux semaines, j’ai rêvé de Karl Marx – juste sa tête, comme les petites bulles de Lénine dans une toile de Dali, mais en noir et blanc, sa tête qui flottait en suspens… Je lui parlais, il disait rien.

« J’ai peur que tu renforces l’oppression intériorisée », je lui disais, comme si on était deux vieux potes et qu’on avait pas fini notre bière. « Tu comprends, dans tes textes, y a jamais de soleil. Aucune odeur de frangipane dans l’air de fin d’hiver ne surprend l’ouvrier au sortir de la mine. Dans tes textes, tout est grisaille et horizon muré, aucun ruisseau ne chante. Pas la moindre cascade. Dans tes textes nul n’a jamais sauvé d’oiseaux. Aucune femme ne découvre qu’elle a un ventre en voyant le dos d’un homme devant elle à l’entrée de l’usine. Hey ! Karlito, t’as rencontré quelqu’un qui t’a rempli la tête d’une affaire d’essentiel ? Écoute l’Internationale sortie de tes théories mécanistes : « nous ne sommes rien, soyons tout. »

Rien ? Il faut partir du rien ? Pour aller quelque part… Tu les as pas fréquentés, les gens massés dans tes textes ? T’as pas ri et pleuré avec eux ? T’as jamais été surpris de leur ingéniosité ? La langue de l’un ou l’autre ne t’a jamais bluffé ? T’as jamais dansé avec eux ? Avec eux, ou sans eux, d’ailleurs…

Hey ! Karlito, t’as voulu aménager un monde, en en gardant les principes marchands et mécanistes. Je te l’accorde : c’était un monde, où la propriété change de mains. Mais j’ai peur que chez toi la maladie ne soit qu’un affaiblissement, voire un détournement, des forces du travail et la retraite, une gestion du rebut de cette force. Merci, Karl, d’avoir essayé de traverser le couvercle de l’oppression. Merci, Karlito ! mais tu n’étais qu’une grosse tête qui a oublié de respirer. Non, mais je rêve… Et puis dis-moi un peu : t’en connais, toi, des enfants de cinq ans, qui rêvent de devenir propriétaire d’une usine ? Qui savent ce que ça signifie, « moyens de productions » – et que ça fait rêver ?

Comment étaient tes chaussures ? J’ai jamais vu tes pieds sur les photos. Quel genre de gabarit étais-tu ? T’as pas marché dans la forêt jusqu’à une cabane, où un ermite hirsute t’aurait offert des fraises sauvages ? T’as jamais dépassé l’orée d’un village breton et vu, trois kilomètres plus haut sur le promontoire, la mer où affluaient les nuées améthyste ? Et puis t’as jamais baissé les yeux sur le regard améthyste d’une femme à la chevelure rayonnante et grise (entre la barbe à papa et le roi de la jungle), des clous entre les lèvres, un marteau dépassant de sa robe en lambeaux, du bois flotté plein les bras, sur le chemin d’une bicoque défiant la gravité ? T’as rien vu, Karlito ?

T’as regardé le monde par les lunettes de l’oppresseur, tu les as intériorisées, ces lunettes, comme elles avaient déjà tant été intériorisées. C’est pas grave, Karlito, t’as fait ce que t’as pu. Je suis la fille de mon père qui essayait de croire en toi, mais gardait un œil sur la Russie, un autre sur la Chine, et finissait avec un strabisme divergent. Je suis la fille de ma mère qui croyait pas en toi et préférait la tâche d’huile des féministes. La contagion de la tâche d’huile. L’alliance modeste et communicative, passant par la liberté des corps. Et oui, Karl : les corps !

Oh, Karl ! Comme ta nuit est profonde. Karlito ! Laissons-nous caresser par le souffle doré d’étoiles déjà mortes. Laissons nos peaux frémir des passes de la lumière. Pour dire « révolution », il faut dire « rêve », il faut dire « réveil ». Parfois on dort, parfois on dort debout, parfois on rêve, parfois on essaie de se réveiller, sans y parvenir. C’est pas rien, Karl. Personne n’est rien. C’est incroyable, une vie humaine. Chaque vie. Toutes les vies. Ô l’immense poésie de nos vies volatiles.

Partout dans le monde prolifère une jeunesse qui renâcle au rêve organisé. Une jeunesse qui refuse l’embrigadement d’aujourd’hui au nom d’un demain préformé. Partout dans le monde il existe une jeunesse qui préfère aujourd’hui. C’est une jeunesse qui ne veut pas monter sur le podium. Qui ne souhaite pas s’en tirer et regarder de haut tous ceux restés au sol. Une jeunesse qui s’en fout, des jeux olympiques. Une jeunesse, partout dans le monde, ne veut plus triompher de la pauvreté, ni de son handicap. Ne veut triompher de rien. Vivre avec presque rien, ne posséder, ni maison, ni voiture… Travailler trois fois rien et lamper son macchiato.

Mourir dès aujourd’hui pour un demain peu sûr ? L’espoir-d’une-vie-meilleure – c’est la formule condescendante, le linceul de la pensée jeté sur les tragédies migratoires auxquelles certains survivent, plus ou moins… On les avait délégués dans le monde d’un meilleur possible. Tout leur univers semble finalement avoir rêvé à tort. Que devenir, de l’autre côté du miroir aux alouettes ? D’autres s’orientent au paradis promis de leur harem. Combien de fois faut-il déjà mourir, avant d’être ainsi boussolé ?

Karl, y a quelque chose qui ne va pas au pays des rêves. Des fois on ignore par où on est passé pour se réveiller. Tout d’un coup, on ne rêve plus. On est passé de l’autre côté du sommeil. Je ne sais pas comment j’ai quitté Karl. Dans l’escalier de ma maison, il est encore écrit sur fond rouge : « Dieu se manifeste et nous, qui nous manifeste ? ». C’est le slogan qui m’était venu pour commémorer les 40 ans de mai 68… On est 16 ans plus tard et l’imagination est toujours au pouvoir, qu’on la reconnaisse comme telle ou pas, qu’elle engendre l’absurde et la destruction, ou qu’elle invente avec trois fois rien, des chemins insoupçonnés du respect de la vie. Je nous souhaite qu’elle soit intégrée, pleine et vibrante, sensible, intelligente, chantante, dansante… une plénitude imaginante ! Voilà, ça : je nous souhaite d’assumer nos plénitudes imaginantes !

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