Revenons sur cette affaire de confiance. Là, tout de suite, vous êtes en train de lire ces lignes. Vous ne savez pas ce que vous allez lire à la ligne suivante (moi non plus, mais ça, c’est une autre histoire). Vous vous abandonnez au flux de mes phrases. Ah… Peut-être le téléphone va sonner… ou quelqu’un rentrera dans la pièce, pour vous demander si vous avez racheté du café… Ou la sonnette de la porte retentira… Ou celle du four, pour vous annoncer la fin de la cuisson. Bref ! Il est possible qu’un petit événement de rien interfère avec votre intention, qui est, elle, de vous laisser guider par ces lignes. Vous ne savez pas ce que j’ai écrit et vous voulez bien vous abandonner au flux du texte, qui n’est pas quelque chose que vous décidez ; vous ne savez pas comment continue la phrase, vous ne savez pas ce que vous trouverez plus loin.
Si vous étiez en train de lire un livre, un que vous n’avez jamais lu (mais souvent aussi – s’il vous arrive de relire – un que vous avez déjà lu, parce qu’on ne retient pas tout, vu que de toute façon, on ne fait pas attention à tout, tout le temps, on a une attention elliptique), donc si vous lisiez un livre, vous ne sauriez pas ce qui va être écrit en haut de la page suivante.
On peut donc conclure que la lecture est un fabuleux exercice d’abandon à l’inconnu. C’est une pratique, où on se laisse guider par les phrases d’un autre, par les pages d’un autre. C’est comme si on était dans un véhicule conduit par quelqu’un d’autre ; on est là ; on est là tout entier ; mais on ne conduit pas ; c’est l’autre qui conduit. C’est pour ça que la lecture est un exercice d’abandon à l’inconnu et un exercice d’abandon à l’autre. Donc ? un exercice de confiance !
Il est possible qu’on reconnaisse sa propre vie, ou son propre savoir, ou ce qu’on peut concevoir de la vie. Il arrive aussi que non. Que ce qui se présente ne corresponde pas à ce qu’on avait déjà envisagé. C’est ça le jeu de la lecture : de l’aventure en esprit, de l’inconnu devant soi, de l’altérité. On se laisse guider. On va transitoirement en confiance. Et puis on s’en réjouit. On s’en étonne. On le regrette…
On peut choisir un peu ses lectures, mais fondamentalement, la lecture n’est pas un exercice de contrôle, c’est un exercice d’abandon. À l’inconnu. À l’autre. Bien sûr, ce n’est pas que ça. Mais c’est aussi ça. Et c’est aussi pour ça que c’est précieux, parce que la vie invente ses trucs hors de notre contrôle, parce que même la vie la plus sous contrôle est une aventure. La lecture est un mode d’entraînement à l’aventure de vivre. Parce que la vie finit toujours par proposer un truc qui échappe à notre scénario. La vie est immanquablement une aventure. Comme la lecture. Vous pouvez être distraite. Oublieux. Vous pouvez revenir en arrière, vérifier ce qui se passe si vous faites encore une fois attention. Mais si vous avez lu, c’est irréversible : vous ne pouvez pas ne pas avoir lu. C’est comme dans la vie : vous pouvez être inattentif ; vous pouvez refouler la conscience ; vous pouvez oublier, mais vous ne pouvez pas oblitérer. Ce qui a eu lieu a eu lieu, que vous vouliez le savoir, ou non. Ce qui a été lu a été lu et c’est irréversible. S’abandonner à l’inconnu et à l’altérité de la lecture, c’est donc un exercice de confiance.
Alors peut-être que vous vous en sortirez en déclarant : j’ai compris ; ou je n’ai pas compris. Un texte. Je suis d’accord, ou pas d’accord. Mais pour moi ce n’est pas le problème. Comprendre un texte est une illusion. On lit un texte. Comme on vit la vie. Avec parfois un sentiment d’être raccord. Parfois un sentiment de compréhension. Voire de communion. Ou de désapprobation, voire d’horreur, ou de confusion. Mais comprenne qui pourra. On lit. On vit. De l’inconnu. De l’autre. On transite par de l’abandon et de la confiance.
Alors en 2024 je vous souhaite de doux moments d’abandon à l’inconnu et à l’altérité, des moments qui vous prédisposent à vous respecter devant l’inconnu, devant l’autre.