Ô la joie de faire confiance, de se laisser promener, à gré, volontiers, par un auteur, parce que se fier à sa production nous a déjà enchanté(e), parce qu’une promenade précédente nous a ramené(e) à la possibilité de vivre, de poser un pied allègre dans la danse de notre itinéraire non fléché… Oui ?
Vous vous souvenez : j’évoquais ma hâte de dégoter le dernier Stefánsson ? Depuis, nous l’avons lu à voix haute et nous apprêtons à refaire le trajet ensemble, à voix haute, une seconde fois. À la première lecture, devant certains passages nous avons explosé de rire, à d’autres, nous étions émus aux larmes, à d’autres, nous avons souri rêveusement… Pourquoi le relire si vite ? Par ce que j’ai calé à la page 100. Ça n’est pas que j’aurais cessé de lire, mais quelque chose en moi a renâclé à cet endroit-là du livre. Alors ensuite j’ai relu – silencieusement et seule – jusqu’à cette page 100, qui me mettait si mal à l’aise. Je voulais pouvoir me repérer. Qu’est-ce que c’était que cette page ? Je me souvenais du contexte émotionnel. Vaguement. Mais je ne pouvais pas encore dire : OK ; c’est page 100.
Parfois on ne sait pas. On avance sur le parcours du livre. On se livre. Dans Mon sous-marin jaune, c’est un homme dans la force de son trajet d’homme qui nous guide avec le flux de ses phrases, avec ses mots (et l’aide de son traducteur). Mais c’est un enfant qui se réveille dans cette mémoire-là. Comme dans l’intériorité de chacun de nous, il y a des strates de mémoire, des combinaisons de nos âges d’être. La maturité de la conscience n’est pas un phénomène homogène. Dans le livre, certains propos sont tenus à hauteur d’enfant. Est-ce que ça lénifie notre méfiance ? C’est comme une boîte de pandore : les questions, sur Dieu, la mort, le temps, le passage, ou le non passage, du temps…
Comment construit-on son attirail conceptuel ? Individuellement. Collectivement. Je vous avais prévenus : Stefánsson, c’est celui qui interroge fondamentalement le concept de communauté humaine. Quelle communauté humaine ? Comment faisons-nous pour vivre ensemble ? Page 100, un homme pourrait pleurer, mais il chante.
C’est un livre d’une intelligence exceptionnelle. Un livre du dire et du non-dire. Un livre où les questions sont profilées. Parfois avec une ruse qui rendrait du service à tous les noms de Satan. Mais comment évoquer ce non-être-ensemble, sans verser dans un verbe diabolique ? Ce sont les réalités explosives là-dessous qui sont terrifiantes, pas le fait d’encourager à les considérer, même en ne les nommant pas directement…
C’est comme quand vous sirotez un verre, au coin du feu, avec une pote et que tout d’un coup, elle profère une horreur. Mais c’est dit d’une manière, où vous n’êtes pas sûrs d’avoir tellement compris. Quelqu’un parle et vous laissez votre esprit suivre les circonvolutions de cette parole. Et à un moment, vous calez. Certains disent : « attends ! Je ne suis pas sûr d’avoir compris. » Il n’y a plus d’évidence à suivre, à se laisser emmener par l’autre. Ça arrive dans une conversation. Parfois on pourrait résumer. On croit qu’on pourrait. Ou bien plus tard on saurait dire : oui ! C’est là que j’ai commencé à envisager tel truc… C’est pendant cette conversation avec Machine… On était attablées, face à la mer. Quelque chose en moi pestait, parce que la vue était entravée à hauteur de visage par les montants métalliques de la fenêtre. On se souvient : c’est là qu’une certaine pensée a été engendrée.
Un livre, parfois, c’est comme une série de conversations avec une pote. Ça se poursuit, ça s’interrompt. Parfois on peut saluer : c’est dans ce livre-là que j’ai caressé la pensée que… Parfois on le relit. On retrouve le passage. Surtout si on l’avait noté. Sinon il arrive de ne pas comprendre, à la relecture, où on avait bien pu forger cette idée qu’on ne retrouve plus nulle part, même avec des relectures obstinées. C’est que la pensée s’ébranle à la faveur de la lecture. Et que parfois – peut-être chaque fois – on écrit le livre en même temps qu’il est écrit sous nos yeux. Lire est un acte. Pas seulement un acte de réception. Aussi un acte de création. C’est une interaction. C’est une activité d’équilibriste. Si l’on écrit le livre beaucoup plus qu’il n’est écrit, on le trahit. Il y a ainsi un certain philosophe, dont j’ai pu déclarer : il ne sait pas lire. Aujourd’hui j’affirmerais : il est tellement occupé à écrire, qu’il peut attribuer à ses prédécesseurs des propos dans lesquels ils n’auraient pu reconnaître leurs petits.
Lire en étant toujours tourné(e) vers le texte de l’autre, n’est-ce pas stériliser l’interaction livresque ? Mais laisser le texte où il est : sur la page ? Aussi. Parce qu’il a sûrement été écrit pour fertiliser : la vie de l’auteur et des autres humains (majoritairement inconnus) à qui l’équipe éditoriale tend le texte. Si l’on cherche à s’en tenir à ce qui est écrit, la fée du texte reste bâillonnée, emprisonnée dans une théière sans issue.
C’est pourquoi lire est un exercice démocratique magnifique : un exercice pour se tenir sur la crête entre son mouvement de pensée et celui de l’auteur, tel qu’il a été imprimé dans le livre. Une dynamique : le mouvement de pensée à la faveur de lire et le mouvement de pensée à la faveur d’écrire. Une crête : entre penser soi-même et discerner l’autre qui pense. Laisser de la place à l’autre qui pense. Prendre de la place pour penser soi-même, tandis que l’autre pense et alors même que nous suivons le texte. Et en profiter pour que toutes les libertés se vivifient. Ne pas abandonner son pouvoir, ne pas ravir le pouvoir de l’autre. C’est ça l’exercice d’équilibriste de la lecture et c’est pour ça que c’est un magnifique entraînement à la démocratie.