Elle est bibliothécaire. À la médiathèque, c’est elle qui coordonne les achats. Elle veille sur l’approvisionnement municipal de cette réserve de lecture. Elle surveille le lectorat. Elle s’informe des parutions. Elle essaie de trouver le dénominateur commun entre la production éditoriale et les besoins des lecteurs, avec qui elle discute régulièrement. C’est quelqu’un qui ne cherche pas à imposer son point de vue. Elle lit beaucoup. Elle sait ce qu’elle aime, ou ce qu’elle n’aime pas. Elle vous dit ça sur le ton de quelqu’un qui déclare qu’il ne digère pas les oignons crus, ou déteste l’odeur du persil. La plupart du temps, ses propos échappent aux hiérarchies intellectuelles, aux panthéons, aux cénacles… Elle essaie de comprendre les besoins alentour. Discuter avec elle, c’est entrer dans une zone de respect et de délicatesse, d’humour aussi (ses yeux pétillent, quand elle a décidé que là, elle pouvait se montrer taquine). Elle ne pourrait pas vous griffer par mégarde. Je suis fascinée par la pulpe de ses doigts… Vous voyez le topo ? Elle ne vous dit pas ce qui est bien, elle voudrait comprendre ce que vous, vous appréciez.
Je vais rarement à la médiathèque le matin. Mais ce matin-là, je trouve ça pratique, de m’y arrêter : c’est sur mon chemin ; j’habite au bout du monde, j’essaie d’optimiser les déplacements. Je reluque l’état des nouveautés. Je ne sais pas s’ils ont acheté le dernier Russell Banks. Je ne crois pas. Je ne le vois pas. Je ne veux pas l’acheter : je me méfie des livres posthumes. L’auteur est mort l’hiver dernier, il y a comme un couloir éditorial, c’est la course. Je n’en parle pas à la bibliothécaire qui vient vers moi. Ouf ! Elle n’a pas les bras chargés (Quand elle s’arrête pour me parler, en portant une pile de livres, je ne peux pas l’écouter, je ne pense qu’à son dos ; libraire, bibliothécaire, c’est très physique, c’est une vie de sempiternels petits déménagements).
Je lui parle du dernier Jaume Cabré. J’ai oublié le titre. C’est une histoire branque, d’amour, de folie, de filiation et de hasards truands, qui sont peut-être des machinations. Un régal. À lire en boucle, Cabré ! c’est de l’intelligence délurée. Comme un pote un peu timbré, mais génial, dont les tocades en cavalcades vous secoue le diaphragme. On aimerait prendre sa joue au creux de la main, pour le remercier. Elle me dit qu’elle n’avait plus de sous pour l’acheter, quand il est sorti ; et puis Cabré, tout le monde ne peut pas lire ça. Oui, je comprends. Cabré, ça requiert une qualité d’abandon exceptionnelle… C’est pas que ce soit difficile, non. Cabré, c’est un auteur très fraternel avec son public, un auteur qui s’adresse au monde avec la liberté bien arrosée d’une soirée entre vieux amis, où plus personne ne se soucie de comprendre. Où tout le monde écoute quand quelqu’un parle. Où tout le monde parle, si quelqu’un écoute. Où il y a tant d’amour au mètre cube, vieilli en fûts de temps… Cool ! Détends-toi… Personne ne va te demander une fiche de lecture. C’est de la littérature : ça ne peut pas se résumer chez le coiffeur, dirait Baricco. Comme les vraies conversations, dont vous demanderez plus tard, à l’un des vieux potes (et vous êtes sûr qu’il était là, vous savez même ce qu’il a bu, ou mangé ; il y avait une petite tâche sur sa chaussure verte) : tu te souviens, quand Truc Muche a demandé si… Et on vous répond : il a dit ça ? Je me souviens pas. C’est vrai qu’il était là, ce soir-là, maintenant que tu le dis…
Moi, avec Cabré, je me sens comme à la maison, je prends un bain de jouvence. Les générations vivent ensemble sous le même toit, ou dans le même quartier. Tout le monde a perdu quelque chose – la raison, souvent, le sommeil, évidemment, ou ses amours, ou son autonomie – physique ou financière… sa place dans le monde… sa dignité… sa spécificité passée… D’aucuns savent ces égarements… sous bénéfice d’indulgence. On aime l’autre, pour ce qu’il a été, ou pour l’imagination qu’on a eu de lui, ou pour ce qu’il aurait pu être, si ça s’était présenté autrement. Chez Cabré on regarde tout avec la force illuminatrice de l’amour, un amour qui ne refuse pas de savoir, un amour qui n’a pas besoin de tamiser la lumière pour aimer. Si tout le monde pouvait supporter cette lumière crue, on aurait pas besoin de l’illusion de se comprendre et de se croire pareils. Ô dissemblables, mes frères, on pourrait enterrer les haches de guerre, ou les recycler, pour entasser le bois mort à la mesure des cheminées…
Elle, la bibliothécaire, elle voudrait me parler de quelque chose qui la préoccupe. J’ignore si elle se souvient de mes petits AVC ; si c’est pour ça, qu’elle peut me parler, à moi. Ou si ça n’a aucun rapport avec ça, si c’est seulement pour notre passion commune de la lecture. Elle me dit qu’elle est allée à une conférence dans une autre médiathèque de l’agglomération. Elle me dit qu’il y avait deux auteurs (L’un est intouchable, tout le monde l’adule ; je suis désolée, mais moi, je le trouve trop cramponné à son monde dénué de septième étage, son monde rationaliste, plein de l’honneur de camper là, dans un monde sans dieu, résolument sans. Le lire, je l’ai fait bien sûr, comme presque tout le monde, parmi les gens qui lisent (et je sais bien que vous savez que je respecte profondément beaucoup de gens qui ne lisent pas, enfin, pas du tout selon ce que moi, j’appelle lire, parce que bien sûr, il est assez difficile de ne pas lire du tout, de ce côté-là du monde) ; je l’ai lu jusqu’au bout (il me semble), par respect pour son martyre, mais ça me coupait le souffle ; je ne pouvais pas respirer dans une pensée de cet acabit, j’étais en apnée. Bon. C’est pas grave, y a de la place pour tout le monde ; on peut aller dans le même café, on n’est pas obligé de s’assoir à la même table, on n’est pas obligé de se parler. On peut se regarder de loin, peut-être).
À cette conférence, ces deux auteurs citaient des livres. Elle savait qu’elle les avait lus. Et s’en voulait de ne pas s’en souvenir. D’être à peine sûre de les avoir lus. Elle se plaignait de sa mémoire. Je lui ai dit que c’étaient probablement des gens qui avaient une façon plus intellectuelle, voire académique, de lire. Que je ne croyais pas qu’elle lisait de cette façon-là. Que je pensais qu’elle s’impliquait d’une manière plus globale, plus existentielle, dans la lecture. Et que quand on fait le voyage livresque de cette manière-là, la mémoire s’organise autrement. Qu’on est perché sur une autre crête, un espace plus intermédiaire entre le livre lui-même et le tamis de questions qu’on porte en soi et qui cherche à attirer au fil du texte matière à réflexion, du grain à moudre, pour les interrogations, dont notre existence personnelle est dépositaire.
Elle m’a parlé de sa sœur, qui se souvenait mieux des livres, et même des lieux et des voyages. Et puis elle a conclu que chez elle, il y avait peut-être trop d’émotions, que c’était peut-être ça qui faisait obstacle à l’élaboration intellectuelle : ce penchant affectif. Son père avait déjà surgi souvent, dans nos brèves conversations, mais sa sœur, c’était la première fois. Elle s’est presque reproché aussi, de trop s’appuyer sur la mémoire de cette sœur. Bref. Elle se critique en sourdine. Une insatisfaction se retourne contre elle, à l’intérieur d’elle.
J’ai toujours prôné que l’insatisfaction, il fallait en faire un moteur pour ouvrir son champ d’action, en tirer des indices pour comprendre ce qui voulait vivre à travers nous. Pas un petit rongeur intestin, une énergie de destruction intériorisée. Parce que depuis une cinquantaine d’années maintenant, je subodore (particulièrement quand j’éternue), qu’il n’y a pas de dedans et de dehors, qu’il n’y a qu’un seul monde continue, dont je participe. Et que si je me laisse aller à générer ma propre destruction, ce n’est pas de moi qu’il s’agit, mais de bien plus que ça… Et quand on a été exposé à la mort et la question du suicide tout au long de sa vie, croyez-moi, c’est quelque chose, d’envisager ça.
Dans le « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », c’est le « comme toi-même » qui m’a alertée ; que l’autre était aussi primordial que moi, ça me semblait évident – c’est ainsi qu’on m’avait élevée ; mais que moi-même je me devais à l’amour universel, que je devais me considérer en m’englobant dans cet amour, ça, ça méritait attention. J’aurais bien voulu partager cette considération avec la bibliothécaire (non, mais c’est possible de parler de ça sans se référer à un quelconque corpus religieux, je vous assure ! Et évidemment, avec cette bibliothécaire, je n’aurais pas commis la bêtise crasse de me référer à ce commandement ; depuis quand faudrait-il abandonner aux églises la réflexion spirituelle ?) ; cette bibliothécaire n’a manifestement aucun mal à prendre en compte autrui, mais peine à s’accorder la même bienveillance ; elle est probablement toujours assez prête à se critiquer, à supposer qu’elle n’est pas à la hauteur. Mais hop ! Elle a vu quelqu’un approcher de son bureau, dans l’angle derrière nous et elle s’est éclipsée avec un petit sourire.
Comment lit-on ? Le texte, ce sont les traces de l’autre. Et pour qu’il soit imprimé, il en faut beaucoup, des autres, pour qu’un texte devienne un livre. Alors « du coup » (comme disent tout le temps les trentenaires que je côtoie), le texte, ce sont les traces de beaucoup d’autres. Comment s’organise-t-on face à ces traces ? Comment se pose-t-on, physiquement, pour les déchiffrer ? Comment est-on présent à soi-même, ses préoccupations ? ses émotions ? ses interrogations viscérales et toujours prêtes à ressurgir ?
J’ai beau adorer jouer avec les textes de Haruki Murakami, je ne me souviens toujours pas des prénoms des frères Karamazov. Combien de fois ai-je lu Belle du Seigneur ? J’ai écrit ce qu’on appellerait aujourd’hui un master, sur l’oeuvre d’Albert Cohen. Et ensuite, en préparant l’une de mes thèses, je suis encore revenue là-dessus. Mais je ne suis pas sûre non plus du prénom de l’amoureuse de Solal. Ariane ? Marianne ? je ne sais plus… Il y a des livres que j’ai lu cinq ou six fois, mais j’aurais du mal à vous raconter quoi que ce soit, ou même à vous expliquer pourquoi je ne peux pas arrêter de les lire. Je suis capable de travaux académiques. L’un d’entre eux a même été publié par des Presses universitaires. Mais j’aurais du mal à vous dire de quoi il y est question. J’ai une mémoire polymorphe, très fine et très précise. Mais ce n’est pas une mémoire propice au Jeu des mille euros. Peut-être c’est une mémoire qui concerne l’incarnation. Des auteurs. Des gens que je croise. L’esprit de cette incarnation. Et quand je lis, c’est probablement ça que je traque : les questions récurrentes, qui sont comme la marque de fabrique, de l’âme des autres.
Que nous lisions, que nous écoutions, que nous parlions, que nous écrivions, qui que nous soyons, profitons de tous ces biais pour nous découvrir tels qu’en nous-même et nous accepter comme nous sommes. Que nos lectures et nos rencontres nous aident à venir au monde et à trouver les espaces, où nous pouvons être accueillis et nous sentir bienvenus. C’est ça, la lecture : une matrice de bienvenue. Et l’écriture aussi.Et les vraies conversations ? Pareil !