Elle qui se détournait si résolument de la noirceur, elle s’est éteinte avant la tombée du jour, c’est-à-dire qu’elle s’est orientée encore une fois à la lumière, à la fin d’un été de suspension, dans un monde chaotique, dont elle avait d’emblée connu les soubresauts… c’était notre tante, la jeune sœur de notre papa. Elle avait deux frères : l’un de la même mère, Gaston le magnifique, mon parrain, et l’un du même père, Jeanny, mon cher papa… Il faut croire qu’elle était très belle, cette brève seconde épouse de notre grand-père, pour laisser dans le monde deux enfants aussi beaux…
Maïté adorait sa maman ; dans cette vénération initiale, la mort avait à jamais suspendu le temps, lui laissant une inépuisable nostalgie. Une année que je publiais sur mon blog des textes autour de cette épopée de la vie jusqu’à nous, Maïté était tombée sur cette évocation de sa maman – j’écrivais : celle, « dont le ventre abandonné pour cause de disparition subite et inexpliquée, s’arrondissait sur une petite fille qui ne connaîtrait jamais celui qui l’avait engendrée, une petite trace d’amour transitoire dans le fil des éternités, délivrée avant la Libération, mais un 8 mars qui en rappellerait d’autres ». Elle m’avait exprimé alors beaucoup d’enthousiasme et de gratitude pour ce texte, qui mettait en perspective la vie de ses parents et sa naissance à elle, l’enfant du désir. C’est avec ce texte-là qu’elle a commencé à me voir vraiment comme quelqu’un, dont la vie est d’écrire et puisque nul n’est prophète en son pays, j’ai reçu comme un cadeau immense sa reconnaissance et ensuite, nous avons eu une sorte de complicité autour de la lecture – je crois, presque jusqu’à la fin. C’est quelque chose qui pouvait circuler facilement, entre nous, le plaisir de lire.
Elle était née, après l’assassinat de son père par deux soldats allemands partis mourir ensuite sur le front russe ; sa mère après ça était morte assez vite et cette petite survivante que nous avons aimée, elle était la puissance de la vie qui s’incarne quand tout tombe et s’effrite ; son corps s’est organisé, tandis que presque tout autour d’elle était livré aux abominations, à l’effondrement, à la mort. Elle incarnait la vie qui perdure, la vie qui insiste, la vie qui veut la vie… et le début de cette vie qui fut la sienne était si âpre, si plein d’horreur et d’opposition que, alors même qu’elle avait l’art de se relier, d’offrir son appui et de saisir celui qu’on lui offrait, elle se trouvait parfois incapable d’accepter des ressentis qu’elle condamnait volontiers comme des trucs de chochotte.
Quand je suis née, elle n’avait pas quinze ans et elle a reconnu presque 60 ans plus tard, combien c’était difficile pour elle, de voir tous ces adultes m’aduler et me combler d’attention, elle qui n’avait pas reçu tout cela : « Que veux-tu ! », clamait-elle, dépitée – alors qu’elle pouvait se montrer si compréhensive, si généreuse, si déterminée à la solidarité, si immédiatement ouverte à la fraternité – « avec toi, j’peux pas m’empêcher d’être jalouse »… Il y avait toujours un moment, où je finissais par l’agacer… Elle supportait mal qu’on s’attarde à inventorier les difficultés, ou les obstacles ; dieu du ciel ! Je n’en ai pas manqué ! c’était comme s’il fallait foncer tout de suite à la solution, avec elle. Pour montrer son embarras, ou son mécontentement, il valait mieux choisir un autre interlocuteur !
Elle attribuait à son mentor, le père de Michel (ce mari avec qui elle a cheminé 60 ans ; ils ont eu ensemble deux filles magnifiques et une petite fille du même acabit), elle attribuait à son beau-père, donc, son initiation politique et sa détermination à évoluer et à apprendre encore et encore ; comment cette jeune déracinée de l’arbre paternel aurait-elle deviné que cette greffe du beau-père s’opérait d’autant mieux que son père inconnu provenait d’un arbre généalogique truffé de militants politiques, membres fondateurs de la SFIO ? elle avait un grand-oncle parti combattre avec les brigades internationales contre Franco, passé par le Maroc pour rejoindre la Résistance en Angleterre et débarqué ensuite à Ouistreham avec le commandant Kieffer, sur la plage où il n’y a pas eu de mort. Mais il ne s’est pas soucié d’elle, Tonton Georges, pourtant c’était aussi le sien… allez savoir ce qui se tramait là… En tous cas, les gènes socialistes de Maïté s’acclimataient très bien auprès de sa belle-famille !
Mai 68 ? Elle avouait volontiers qu’elle était passée à côté. « Tu comprends, j’étais déjà mère », bougonnait-elle. La libération des femmes, alors ça, oui !!! la pilule, l’avortement, la liberté sexuelle… C’était une jeune femme, dont la beauté n’avait rien à envier aux égéries du rock et de la pop des années 70. Elle riait beaucoup. Elle adorait manger. Elle aimait danser, s’amuser… Ma mère fut longtemps son héro. Et comme elle n’avait pas été témoin de la suite, il lui était difficile de l’imaginer ; j’avais beau essayer de lui raconter comment ce qu’elle avait pris pour ma mère avait totalement disparu… Qui sommes-nous ? Quelle est cette essence qui peut résister, insister, persister, ou brûler, semble-t-il… enfin, jusqu’à un certain point, bien sûr… Parfois le noyau d’un être étincelle quand on ne s’y attend plus.
C’était une ardente, ma tante, une athlète du qui-vive. Un jour que nous patientions ensemble à la caisse d’une franchise du vieux Blois, une mère qui cherchait fébrilement sa carte bancaire avait posé sur le comptoir une petite fille tonitruante ; je me suis approchée et j’ai joué en douceur de la voix pour tenter de calmer la gamine et la mère en même temps ; je ne sais plus trop ce que je racontais : je parlais de la beauté de cette enfant, je lui disais que sa mère ne l’avait pas ratée, je lui disais qu’il fallait qu’elle aide sa maman, que ce serait malaisé de dénicher cette carte bancaire si elle hurlait comme ça, qu’on pourrait peut-être chanter elle et moi… À la Claire-Fontaine ? L’enfant s’est tue, médusée, la mère a exhibé triomphalement la carte, s’est confondue en remerciements, m’a dit qu’elle m’embaucherait bien certains jours pour reproduire l’exploit ; elle riait, elle était calme, et la petite aussi. Quel a été, croyez-vous, le commentaire de ma tante ? « Mais tu écris tout le temps, toi, là, tu l’as écrite, cette scène, ma parole ? J’avais l’impression de jouer dans un film ! » Instinctivement cette femme, qui aimait tellement lire et regarder des films, elle a compris qu’écrire est un continuum : que ça ne sert à rien d’écrire des fictions, si on ne peut pas écrire la scène dans laquelle la vie nous a mis… Voilà les fulgurances, dont Maïté était capable. Mon fils dit d’elle que c’est la première qui lui a fait entrevoir qu’il y avait un refuge pour lui sur la terre, en dehors de moi. Merci, ma tante, merci aussi pour ça.
Je suis très heureuse que mon grand-père ait donné cette sœur à mon père. Elle se souvenait que sa mère, en bonne Bretonne de cette époque-là, était dévote. Elle, non, reconnaissait-elle avec une pointe de quasi regret. Et bien, moi, je ne suis d’aucune église, mais j’aime m’ouvrir à la métaphysique, je crois que dieu est une dimension de chaque être… on ne va pas se laisser faucher un mot pareil par les dogmes et les religieux patentés, quand même ! Alors ma tante chérie, je te confie à cette autre dimension, la divine, et dans cet espace infini, j’espère que vous allez tous vous retrouver et reprendre ensemble cet immense chantier de l’amour. C’est fatigant, d’être vivant, mes chéris, parfois on est obligé de perdre son temps à tant d’absurdités. Là où vous êtes, vous pourrez vous en tenir à l’essentiel, j’espère et comme la terre en a tellement besoin, je compte sur vous tous, mes chéris qui nous précédez, pour déployer cet amour auquel la vie aspire tant. Va-s-y, ma tante, tu es douée pour ça, au boulot !!!
C’est un bel hommage que tu rends à ta tante.
D’où vient cette » en-vie » chevillée au corps malgré les refus des uns et des autres, du destin lui-même ?…mystère!
mais MOINS par MOINS ne donnerait-il pas PLUS?
Que dirait-on des fleurs qui se répandent certaines années sur le sol aride du désert d’Atacama? le désert le plus aride du monde!
L’obstination à vivre et à s’épanouir malgré…..serait-ce un don? une conscience innée d’être dans ce monde parce que nous avons un rôle à y jouer,
aussi petit soit-il? et que la façon de se présenter à ce monde pourrait provoquer quelques légères secousses? Oh bien-sûr il ne s’agit pas de tremblements de terre !
à propos de conscience, celle d’écrire ou inventer une scène au sein même de la vie réelle m’était complètement étrangère jusqu’à la lecture de cette anecdote qui m’en a fait prendre conscience. J’avoue que j’ai toujours cette fâcheuse tendance à ériger un mur entre fiction et réalité, ne voulant pas polluer la fiction par cette réalité ennuyeuse, ou par culpabilité: un adulte digne de ce nom ne peut naviguer entre réalité et imagination comme bon lui semble.
Je cogite, cependant, ce que tu as écrit à ce sujet:
» ça ne sert à rien d’écrire des fictions si on ne peut pas écrire la scène dans laquelle la vie nous a mis ».
Ma chère Claire, j’ignore ce qui fait que certains surmontent des obstacles, qui paraissent à d’autres infranchissables, et je ne sais pas d’où vient l’énergie qui, semble-t-il nous distingue. J’aime que tu te poses ces questions, et je suis persuadée que le plus important avec les questions, c’est de les supporter, au lieu de croire qu’on a trouvé la réponse. Les questions n’ouvrent-elles pas des champs d’observation qui nous prédisposent subtilement au réel ?
Ah ! le réel… Pour moi, tout est fiction, puisque nous percevons dedans et dehors et nous élaborons nos perceptions ; nous nous racontons une certaine version de ce qui se produit en nous et autour de nous… Et l’urgence m’a presque toujours semblé de prendre conscience de ce récit intime, pour mieux vérifier ce qu’il permet comme échange. Est-ce que notre récit fait écran ? obstacle ?
En ce qui me concerne, j’ai toujours refusé de me réfugier dans la fiction, je veux dire dans un récit qui évacuerait ce que je prendrais pour le réel. Ce slogan de l’écriture ou la vie, c’est ce sur quoi ma pratique venait buter : je vote pour l’écriture et la vie, pas ou. L’écriture comme pratique de prise de conscience de mes récits intérieurs et comme entraînement à la variation des récits. L’écriture comme exercice d’avénement à un monde plus juste. Il y aurait encore beaucoup à te répondre, mais je dois partir chercher quelqu’un à la gare !!!
La réalité serait pour toi ce qui est filtré par notre propre récit intérieur, ou il y a un malentendu de ma part?
Si j’ai bonne mémoire, tu m’as dit un jour que tu ne croyais pas en la réalité telle qu’elle est conçue.
Cependant tu optes pour l’écriture et la vie .
je ne comprends pas bien cette phrase
-« En ce qui me concerne, j’ai toujours refusé de me réfugier dans la fiction, je veux dire dans un récit qui évacuerait ce que je prendrais pour du réel »
Quelle différence fais-tu entre la réalité et la vie?
Oui, Claire, je pense que nous n’avons accès au réel qu’à travers nos perceptions, notre expérience et que nous nous racontons tout cela, à nous-même et aux autres ; que le récit est intrinsèque à l’expérience.
La réalité est un concept, comme tout concept, il est défini différemment et pas toujours très consciemment par chacun (la liberté, l’amour… ça a un sens différent pour chacun, et donc, la réalité aussi) ; alors j’en ai une conception, quelqu’un d’autre en a une autre…
Je crois que tout est fiction, puisque tout est récit. Mais parfois la fiction me semble explicitement une invention et elle peut être une fuite, une évasion de ce que je crois être le réel. D’autres fois je crois élaborer une mise en perspective de ce que je crois vivre, ou que d’autres vivent. Alors ce n’est pas une évasion, mais une sorte de plongée compréhensive.
Je n’ai jamais voulu compenser ma frustration, ou mon dégoût, en puisant satisfaction dans et par l’écriture. J’ai voulu puiser dans l’énergie de mes contes, la force de participer au monde en en transformant ce qui m’y paraissait injuste. En gros, c’est cela : conscience, écrire est une action, participer, ne pas compenser, créer !!!