Alors c’est quoi, le métalinguistique ? Et le métaverbal ?
À cet instant où je m’arrête en me demandant quel chemin étoilé je vais emprunter pour nous faire envisager ça, j’ai une pensée pour Madame Ménasseyre (je crois que son prénom était Christiane), qui fut ma prof de philo en 1976/77, dans la classe préparatoire du lycée Fénelon, où je m’étais égarée, et qui, pour faire connaissance avec ses élèves, avait demandé : « Qu’est-ce qu’un concept ? Vous avez deux heures ». Traumatisme. Merci pour tout, Christiane Ménasseyre, qui m’aviez téléphoné un soir de deuil, pour prendre de mes nouvelles, vous qui m’incitiez à regarder L’Ange bleu à la télé, chère, que j’ai retrouvée plus tard dans un amphi contestataire de Michel Onfray, à l’université de Caen et alors j’ai su que vous aussi, vous aviez opté pour Ouistreham…
Aujourd’hui, concept, c’est un mot banal ; n’importe quelle trentenaire pourrait répondre à votre étonnement devant tel ou tel détail : « ben, c’est le concept ! ». Les villes perdues grouillent de concept-stores. Mais moi, j’avais peut-être lu le Discours de la méthode à 12 ans, en alternance avec un roman de gare gagné dans une station-essence, j’avais passé un bac littéraire (préparée en philosophie par la traductrice d’Emmanuel Kant – celle qui portait un casque pour rouler en deux-chevaux), mais je n’avais jamais remarqué ce mot : concept. Voilà. Et là je vous en fourgue deux. Métalinguistique. Métaverbal.
Bah ! Ces mots préexistent. Métalinguistique, c’est l’utilisation de mots pour évoquer les mots. Comme un retour avec des mots sur une utilisation des mots. Quelque chose qui cherche à commenter comment c’est dit, ou c’est écrit. Quant à (ah ! ah!… c’est physique, ça!) métaverbal, c’est ce qui est au-delà du verbe, en général utilisé pour désigner une communication gestuelle, ou autre, une communication qui ne transite pas par les mots.
Mais un concept – par définition – c’est flou et justement, c’est flou aussi, par ce que, pour tenter de circonscrire un sens convergent sous un mot, il faut recourir à d’autres mots, qui, pour être de nouveau précisés, nécessiteront l’emploi d’autres mots ; ce qui fait du sens le furet de la chanson : il court, il court, le furet… Le sens est une perpétuelle ligne de fuite, une tangente à l’infini. Alors quand quelqu’un affirme : « je t’aime », il m’arrive de répondre : « c’est-à-dire ? », ou : « mais encore ? » Pas de panique ! Je ne vous ferai pas le coup à tous les coups. Continuez à m’exprimer tranquillement votre amour. La plupart du temps, je vous remercierai. Ou bien je vous répondrai en coréen : « moi aussi ! » (parce qu’en coréen, « moi aussi », c’est doux comme un doudou. Ce que l’une ou l’autre désigne par le mot « amour » recouvre des expériences très variées. Comme il n’est pas hasardeux non plus de supposer qu’Emmanuel Macron et moi ne concevons pas la liberté de la même façon. Amour, liberté… Des concepts. Donc ? Vous pouvez imaginer que je ne crois pas vraiment à l’idée de se mettre d’accord au travers de définitions.
Revenons à nos deux concepts… La Pentecôte, c’était il n’y a pas si longtemps. C’est ma fête chrétienne préférée. Mon voisin dit que c’est la fin de l’année liturgique, le moment où le cycle va recommencer. Que Jésus a délivré son grand message. J’aurais dû demander : « Quel message ? » Et j’aurais sûrement appris quelque chose. Mais j’ai craint de le mettre mal à l’aise et je m’en suis tenue aux petites flammes sur la tête des apôtres de mon enfance. C’est ce souvenir qui continue de me réjouir à la Pentecôte : l’idée que les apôtres recevaient le don des langues, une sorte de compréhension profonde qui ne nécessitait plus d’expertise linguistique, ni aucun savoir préalable ; une compréhension immédiate – c’est-à-dire une compréhension qui ne requiert rien d’autre qu’elle-même, une ouverture telle, qu’elle est amour. Donc : une compréhension au-delà (méta) des langues (linguistique). Est-ce que j’ai vécu des moments de Pentecôte dans ma vie ? Et vous ?
Je crois que j’ai vécu mes premières années dans un bain de Pentecôte. Quand on est enfant, on baigne dans un flux de voix et de mots, où l’on capte (et probablement, on organise) intuitivement du sens. Des gens parlaient français, espagnol, ou arabe, au-dessus de ma tête, et je ne savais pas dire : « petite cuillère », en arabe, ni en espagnol, mais je revenais triomphalement avec une petite cuiller. « Oh, mince ! Elle comprend. On ne va plus pouvoir parler tranquilles… ». Ensuite j’ai gardé cette curiosité, cette sorte de tendance à la communion et à me réjouir d’entendre la musique de la parole des autres et d’y discriminer des mots, ou pas, de les remarquer, de les répéter, de les tenter… En hébreu. En grec. En turc. Bizarrement très difficilement en allemand. Sauf que si l’actrice figure Hannah Arendt dans un film de Margarette von Trotta, étrangement, je vais entrer en communion et rouvrir l’accès à cette langue à travers moi. Mais sinon, non. L’allemand n’est pas dans mes penchants. L’anglais, oui, toujours. Je ne raconte pas tout ça pour que vous connaissiez ma vie et mes tendances, mais pour que vous vous demandiez : et moi ? Comment c’est pour moi ?
Il y a même des choses que je ne peux formuler qu’en anglais, que je me sentirais incapable de dire en français. J’ai rencontré un ostéopathe, qui parlait français, anglais, arabe et chinois. Il disait qu’il n’avait pas la même voix selon la langue qu’il parlait et qu’il avait une sorte de personnalité vocale (mais aussi intellectuelle et émotionnelle) différente, selon la langue par laquelle il s’exprimait. À un moment, par provocation plus que par réelle croyance, je déclarais volontiers que mon âme était anglophone. Comme si, dépassé un certain seuil d’émotion, et comme pour atteindre une certaine intégrité, je devais m’exprimer en anglais. Nonobstant la voie de vitalité et de réjouissance que l’exploration linguistique représente pour moi, je sais qu’il existe une dimension de l’être qui est métalinguistique.
Une fois, par exemple, j’étais dans une île de la mer ionienne et j’avais un rien abusé du muscat d’une certaine petite taverne au bord de l’eau ; j’adore les plats qu’on sert dans ce genre d’endroit, et qu’on va choisir à la cuisine, directement en tendant le doigt ; je m’étais régalée et j’avais bien bu ; j’étais repue. Les grecs qui m’avaient invitée à les rejoindre parlaient entre eux. Je les écoutais sans la moindre intention de participer à la conversation (comme quand j’étais enfant et que j’adorais écouter les adultes, juste être auprès d’eux, dans la musique de leurs voix, sans intervenir) ; à un moment, une femme s’est tournée vers moi et m’a demandé en anglais si je comprenais quelque chose. J’ai résumé ce qu’il me semblait avoir capté et ça l’a beaucoup impressionnée. C’était une discussion politique. Je ne connaissais du grec que le minimum de survie en voyage. Mais dans cet état d’abandon joyeusement paisible, la petite flamme des apôtres de mon enfance avait brillé sous les étoiles et aucun préjugé ne m’empêchait de vivre à l’unisson de ces gens et de les comprendre sans crible intellectuel.
La pentecôte, c’est cette possibilité-là : être confortablement assis dans un lieu agréable, en compagnie, partager le boire et le manger, se livrer au bien-être sensoriel, dans un état d’abandon émotionnel et de tranquillité relationnelle ; s’accepter sans même y prêter attention, comme être de chair, sentant, ressentant, pensant, écoutant, parlant, et traversé par l’ampleur du vivant… Quant on vit un tel moment d’abandon « à tous les étages » de l’être, si l’on doit parler – quel que soit notre aptitude habituelle dans une langue, ou notre façon ordinaire d’être là, au milieu des autres, quelque chose de plus vaste que notre savoir devient disponible (métalinguistique) et notre être se livre à une expansion qui transcende la circonscription ordinaire de nos limites, et alors, si nous parlons depuis cette expansion transitoire, nous atteignons une sorte de… transe ? Du métaverbal en tout cas…
Quand la vie m’autorise à écrire depuis cette qualité d’abandon amoureux à la vastitude intrinsèquement circulatoire, je jubile et j’expérimente la vie, l’amour, la joie et la liberté comme des vertus conjuguées du monde des vivants, où les discours de crispation, de fermeture, de revendication des limites comme une réalité, me semblent une incroyable couillonnade, un sketch absurde, où des kyrielles de pantalonnades s’emparent de nos peurs les plus archaïques, pour faire danser les pantins de l’illusion… Laissons-nous guider par la boussole de notre sourire des lointains et des profondeurs. Soyons effrontés de bienveillance, une confiance contagieuse, vivons nos âmes.
Voilà bien un texte qui pourrait me remonter le moral s’il n’était pas aussi bas en cette période où je me demande de qui ou de quoi nous sommes entourés…
Merci de ta lecture, GG. Je suis sûre que tu sais, malgré l’accumulation d’adversité, où trouver le levier de ton ascenseur à moral. L’autre malheureux clamait : « Vous n’aurez pas ma haine »… C’est parfois bien difficile, d’acquiescer au vivant en soi… Mais tu es né sous le signe des oiseaux ! Alors que ton coeur n’oublie jamais la légèreté.
Ce matin j’ai vu une mésange juvénile prendre sa douche sur le prunier, sous le déluge. Elle était plus petite que la feuille avec laquelle elle jouait. Et elle m’a fait rire. J’ignore ce qu’elle savait des affrontements humains, mais je sais que malgré leur persistance à se faire prendre pour le réel, ils passeront. Plus vite que nous ne sommes prêts à le croire…
Je ne fais rien pour rencontrer des voyants, mais j’en croise parfois ; plusieurs ont dit que je me promenais avec François d’Assise. Quelle chance !!! Ça doit être pour ça que la vie m’offre ta si précieuse amitié. Que les oiseaux qui ont la chance de voleter sous ton regard offrent à ton coeur alourdi la nacelle virtuelle, dont il a besoin, pour retrouver les couloirs d’ascension.