Le Paradis, c’est toujours provisoire. D’où me vient l’énoncé ? On dirait le propos d’une nonne déviante, qui vomit du Malraux et renie tout « encore ! »… Les premières fois que j’ai rencontré ces notions, du genre : il n’y a qu’une chose permanente et c’est le changement ; ou (dans le même registre) : tout ce qui est en haut est en bas… j’ai ressenti du rejet et de la révolte. Quelque chose en moi refusait cette généralité.
Mon impermanence, celle des autres, ou l’impermanence des situations, ou des choses… ce n’était pas ce qui me posait problème, je crois. Les impermanences, celles que je viens d’énumérer, ça m’a toujours plutôt soulagée. Que tout puisse avoir une fin, même le meilleur, c’est le genre de conscience qui alimente mon sentiment de liberté. Puisque tout finirait, il serait possible que quelque chose soit en train de commencer ! c’est ce que j’ai toujours pressenti – ce paradoxe de l’impermanence : ma confiance dans l’infini perle des contours troubles de l’impermanence ; je vais avec la foi dans ce qui aurait pu ne jamais commencer et qui ne serait pas susceptible de s’achever.
Ma rébellion contre ces idées procède donc probablement de ce qu’elles obligent à ne considérer qu’une certaine épaisseur du réel, celle qui – pour s’avérer cruciale – n’en reste pas moins anecdotique, d’une certaine manière. Comme chanterait Voulzy, « il y a quelque chose derrière les choses » ; cette sorte de branchement dans l’au-delà des apparences ne m’a jamais empêchée de considérer ce que je nous propose de regarder comme anecdotique.
Anecdotique, pour moi, ça ne signifie pas moins important. Il n’y a pas moins d’essentiel dans l’anecdote. Je pense aussitôt à cette longue conversation que j’ai eue la chance de vivre avec Howard Buten, l’automne de mes 26 ans, soit il y a 40 ans… (Je l’ai recroisé depuis, il ne s’en souvient pas). Mais moi (peut-être par ce que les Oignons, de Sydney Bechett, était l’air que je me fredonnais, enfant, quand je n’arrivais pas à m’endormir et que je chantonnais jusqu’à ce que mes pleurs étouffés attirent le sommeil… Oups… je crois bien qu’il s’agissait plutôt de Petite Fleur, que des Oignons – les flux de la conscience sont rarement rectilignes)… bref ! la réflexion d’Howard Buten sur les oignons m’est revenue en boucle toute ma vie : il n’y a pas moins d’essence dans la superficie de l’oignon (voire sa pelure) que dans la couche qui s’enroule au centre du bulbe.
À l’époque, je supposais qu’il y avait un centre en chacun de nous et que ce centre était susceptible d’une plus grande authenticité que l’existence de surface, telle que nous la jouions dans nos lamentables interactions sociales (un personnage surfait), telle que nous la maintenions dans nos habitudes réitérées (une personnalité faussée par les pressions de l’éducation, ou des idées que nous aurions de nous-mêmes et du monde)… Dans les tréfonds, sous le personnage, sous la personnalité, il existait une personne plus vraie… c’était le credo que j’avais. Buten, non. Il pensait qu’il n’y a pas de centre et que l’essence est partout avec l’existence, que tout manifeste quelque chose de nous, même nos masques, même nos dérobades, nos façons de nous montrer, de nous tromper, ou de nous cacher.
J’adore les anecdotes ! Elles sont comme le parfum de notre âme : comme une essence qui s’échapperait de nos rencontres avec le réel, le frisson de notre attention dans ses penchants irréductibles. Quand je raconte ma vie et quel que soit le tragique des situations qu’il peut m’arriver d’évoquer, le commentaire le plus fréquent est : Quelle belle histoire ! Et dès que j’entends ça, je ressens un malaise, c’est presque comme une gifle ; j’ai l’impression que je suis traitée de faussaire ; j’aurais enjolivé ; c’est comme si quelqu’un avait craché dans mon assiette… et je suis aussitôt contaminée par l’incrédulité de l’autre – probablement par son attachement à son désespoir et son découragement, sa préférence à l’inertie, son intériorisation d’un certain rejet de son existence malvenue… voilà : son attachement à la malvenue rechigne à mon hymne viscéral de bienvenue.
Ne nous égarons pas : à mon avis, les anecdotes ne sont pas une occasion de rendre compte du réel ; ne cherchons pas à les traverser comme un vêtement baroque derrière lequel il s’agirait de dénuder le réel ; il me semble que les anecdotes existent comme un hymne à la vie qui émerge, à la conscience qui se ravive, à la jouissance d’une liberté soudain dégagée, à l’amour qui revient au principe de l’expérience vitale. On raconte une histoire pour exprimer de la gratitude, à l’égard de la vie qui s’est ménagé un chemin, on raconte une histoire, pour dire merci à la vie d’être passée par là, on raconte une histoire pour que celui ou celle, qui va l’entendre, ou la lire, se sente conforté dans sa possibilité d’exister dans ce qu’il a de plus vivant. On raconte une histoire pour partager la joie d’être passé par là et d’avoir été accueillie par la vie, à la faveur ce passage-là.
Est-ce que les histoires sont de la réalité augmentée ? oui. Si elles tamisent le processus de conscience d’être passé par là, si elles tamisent les perles de conscience à l’occasion de ce passage – et que parfois, on n’est pas tout-à-fait en mesure d’articuler sur le vif, parce que les mouvements de la traversée sont trop rapides et que le verbe procède vraisemblablement d’un ralentissement des phénomènes. Les réitérations de la mémoire, ce truc qui fait qu’on est presque obsédé par certains événements et qu’à un moment, ces perles de conscience piaffent d’être formulées, comme des bénéfices du sens produit à la faveur de la traversée de l’expérience.
Je me souviens d’un texte de Cyrulnik, où il affirmait que pour pouvoir faire le récit de certaines expériences, il fallait que celui qui prête son attention au récit soit capable de le recevoir. Ne me demandez pas dans quel livre j’ai lu ça ; je ne sais plus ! Et c’est un auteur trop prolixe, pour que je cherche à vérifier (j’aurais tendance à le taxer de logorrhée éditoriale)… Mais il peut y avoir un temps de latence entre l’écoute, ou la lecture d’un récit, et son acceptation et alors le décalage entre le temps de celui qui raconte et le temps de celui qui se laisse atteindre par ce qui lui a été raconté, c’est sûrement le temps de maturation de l’auditeur pour lequel l’histoire racontée serait comme une étape du processus de maturation. Si l’on est plutôt celui qui essaie de raconter l’histoire et qui pressent confusément la résistance de son auditeur, on ne pourra pas s’empêcher de tenter une autre fois, ailleurs, le récit, parce que la conscience est un phénomène de naissance partagée, et que la conversation est le berceau qui accueille potentiellement cette co(n)-naissance. C’est pourquoi le verbe est essentiellement un chant d’amour, une matrice où advenir, et la libre conversation, une oasis de passage.