« Où ça commence ? » est l’une des questions récurrentes, quand on essaie de raconter quelque chose… Il arrive qu’on se laisse tomber lourdement sur un siège en déclarant : « je ne sais pas par où commencer » (même si on pressent l’intention globale). On sait bien que ça commence dans l’infini qui précède et que ça y va aussi, dans l’infini qui succède… Ou alors c’est comme à Saint-Germain-des-prés dans la voix de Juliette Gréco : ni avant, ni après… Le mieux, c’est quand ça vient tout seul, et qu’on ne s’arrête pas à la question, qu’on raconte l’histoire comme on peut, comme « ça vient », dans le désordre, comme on parle à une copine, plutôt qu’à un policier dans un commissariat. On parle. « À sauts et à gambades », écrivait Montaigne… Parfois, un thème de réflexion se distingue, et on en raconte un peu plus… On dit rarement : [j’ai rencontré Gustave un samedi d’avril 2024 – c’était le 22, non ? Le ciel était gris et le vent était si fort que je m’en tenais pour l’essentiel à l’apnée]. On mentionne plutôt ce qui nous préoccupe globalement, et puis la copine fait un commentaire, ou raconte autre chose et puis… Parfois on se fréquente pendant plus de dix ans sans avoir la moindre idée que l’autre est né à Dublin, ou qu’une telle a étudié à Chicago. Ma sœur, je ne savais même pas qu’elle avait voyagé en Grèce. Mon frère, qu’il avait travaillé à Los Angeles. On sait peu de choses les uns des autres, la plupart du temps, et certains fils rouges de notre existence restent secrets, jamais confiés à personne… Donc : où ça commence, ce que je voudrais raconter aujourd’hui ? Qu’est-ce que c’est, cette chose qui cherche à être racontée à travers moi ?
Il me semble que quelque chose de ça s’est amorcé à la mort de ma mère. Je ne sais pas… Quelque chose chez ma mère avait tant voulu que je meure… Peut-être qu’il serait plus exact d’écrire : ma mère avait tellement voulu que je ne vive pas. Combien de gens sur terre reçoivent le jour anniversaire de leur 33 ans (33, pas 32 ou 36, Jesus Christ !), un emballage-cadeau avec une liasse de papiers, où sont listés une kyrielle d’avortements ratés de leur personne ? Ah ! Vous vous offusquez que je pense à cet état primitif de mon être comme à une personne ? Ben… si la vie s’était arrêtée, quelqu’un aurait pu concéder le « fœtus », mais puisque je suis encore vivante plus de 66 ans plus tard, n’est-ce pas qu’il y avait là une personne ? et serait-il envisageable que des états archaïques – répétons « primitifs » – de cette personne, aient affecté sa possibilité d’incarner son essence – et ce, que l’existence précède, ou succède, à l’essence ?
Je pense de plus en plus que ces attaques archaïques, à l’orée de ma personne, ont laissé une porte ouverte. Le monde des vivants n’est fermé aux défunts, ni au Japon, ni en Corée, ni en Bretagne ; ces pays de mer et de brume sont propices à la fréquentation des épaisseurs du réel. Oui, peut-être une porte est restée ouverte, qui permet une expansion du réel aux confins de la mort ? Donc un jour lumineux de fin d’été (alors que je prenais le thé avec une copine, qui m’avait rapporté de Grèce un talisman protecteur), depuis ma terrasse, j’ai appris la mort de ma mère. C’était l’année avant le Covid. Quelque chose aurait pris fin ce jour-là ? Une certaine peur ? Mais je n’ai jamais présupposé que les nuisances pouvaient cesser avec la mort…
Bon. Je vais écrire ce que j’ai en ligne de mire en tournant ainsi autour du bol de ma conscience : la mort de Paul Auster ; et celle de sa longtemps traductrice, Christine Le Boeuf ; Paul Auster est mort il y a quelques jours ; sa traductrice il y a deux ans. Et ma mère, il y aura sept ans cet automne. Ma mère, qui voulait tant que je ne vive pas. Au départ. Et souvent ensuite, mais pas tout le temps. Pour autant je ne me souviens pas qu’elle se soit réjouie une seule fois. Ma mère, procédant d’une lignée, où un boulanger avait perdu sa boulangerie faute de savoir lire, ma mère, qui était obsédée par la lecture, ma mère, dont la mère était analphabète… Ma mère, derrière toute lecture, derrière toute écriture, avec nos racines généalogiques plongées dans cette tragédie de lire ou pas, d’écrire ou pas.
Et Paul Auster (Comme ça, juste « et » ?) ? La Trilogie new-yorkaise m’est tombée des mains chaque fois que j’en ai tenté la lecture. Le premier livre de Paul Auster que j’aie lu passionnément, c’est Moon Palace. Au fil des ans, j’ai lu ce livre quatre fois en français, dans la traduction de Christine Le Boeuf bien sûr. Et la première fois, c’était il y a 35 ans, mais je me souviens de mon pincement au cœur, en lisant ce passage où il ne reste qu’un œuf, dans le frigo du héros à New-York, et cet œuf s’écrase par terre ; ce n’est pas le dénuement du héros qui me traumatisait ainsi, mais l’interruption de la circulation de la vie : l’oeuf perdu pour rien ; la vanité de l’oeuf… Je ne suis pas du genre à casser un œuf par mégarde. Je crois que ça n’est arrivé qu’une seule fois. C’était dans la maison, où j’habite depuis 7 ans (mon record absolu). Quand j’ai regardé l’oeuf écrasé à mes pieds, je me suis sentie tellement désolée, et j’ai aussitôt pensé à Paul Auster, à cette page du début de Moon Palace. Je me suis demandé comment il allait, et comment allait sa traductrice… J’ai nettoyé le sol. Et j’ai fait une pause : je suis montée dans la bibliothèque, pour relire ce passage à l’oeuf et j’ai ressenti de nouveau ce désarroi. Je ne saurais pas dater cet épisode. Je m’en souviens précisément, c’est tout.
Était-ce avant, ou après ? J’avais l’adresse électronique de Christine Le Boeuf depuis des années, mais en 2020 (je peux le préciser, parce que j’ai gardé ce courriel), j’ai décidé de lui envoyer des remerciements pour tout le plaisir de lecture qu’elle m’avait offert et aussi, pour lui souhaiter une bonne année. Cette année-là, pour les vœux, j’avais choisi une photo de moi, où je sortais de l’oeuf de la maison de Dali, à Cadaquès. Je crois que l’ensemble l’a touchée, elle m’a dit qu’elle était allée lire mon blog et qu’elle était impressionnée par ma « spontanéité féconde » et mon « intelligence en éveil »… Oser lui écrire et recevoir sa réponse étaient bien sûr de l’ordre de la naissance…
Deux ans après la mort de ma mère, deux jours avant sa date de naissance – soit le 3 septembre 2020 – le matin, j’étais dans un hôtel des Cévennes, je me suis assise au bord du lit dans l’intention de me lever, et j’ai senti qu’il n’y avait plus la moindre évidence à la verticalité ; j’ai posé les pieds par terre, j’ai tenté de me redresser, mais mes pieds ne me donnaient plus vraiment d’informations sur ma position dans l’espace, et mon bassin et mes jambes étaient en plein divorce. Je me suis levée, j’ai tenté maladroitement le tour de la chambre… Mon mari est sorti de la salle-de-bain et je lui ai raconté mes impressions. Il s’est exclamé : « A.V.C. » Je me suis concentrée pour marcher jusqu’à la voiture et nous avons roulé jusqu’à la pharmacie la plus proche ; j’ai pris le médicament ; j’ai refusé calmement de partir à Montpellier pour être hospitalisée. Tout le clan était réuni, je ne voulais gaspiller le temps et l’énergie de personne ; on vérifierait ça en rentrant. Ils sont descendus dans les grottes sans moi. J’ai attendu, en écrivant, à l’ombre…
Le lendemain j’ai marché doucement jusqu’au lieu de la baignade. Les enfants me soutenaient alternativement. C’était escarpé, un peu laborieux pour moi. Mais je l’ai fait et personne n’a gâché sa bonne humeur. En rentrant en Bretagne, l’Image par Résonance Magnétique signalait trois petits A.V.C. Qu’il était impossible de situer dans le temps. J’ai continué le traitement. Le cardiologue m’a trouvé un cœur de jeune fille. J’ai décidé de perdre du poids et j’y suis arrivée assez facilement (11 kilos en quelques mois). Je suis allée voir ma chère kiné. Ma vue était devenue perçante. Je n’avais plus jamais froid. Il y a des bénéfices secondaires à tout ? Et ? J’ai décidé de reprendre l’apprentissage du japonais, que j’avais tendance à négliger, de lire en espagnol (la langue d’une partie de mes ancêtres) et en anglais (la langue d’une autre partie de la forêt généalogique). J’ai renoncé à l’allemand, que je n’avais jamais amadoué (pas douée du tout, ma douée !). Ensuite j’ai découvert que la pratique des langues, c’est ce que préconisent les neurologues aux gens dans mon cas. Mais d’instinct, c’est ce que j’avais éprouvé le besoin de faire. Dormir et exercer mes talents polyglottes. Maintenant, ce qui me réjouit le plus, c’est d’apprendre le coréen !
J’ai décidé de me faire plaisir. J’ai pris en espagnol et en anglais des textes que je connaissais bien et que j’adorais. Le premier texte en anglais fut Moon Palace. Je relisais un chapitre traduit, puis je plongeais dans le texte original. Quelle surprise ! Il me semblait que le texte de Paul Auster était bien plus vivant, bien plus iconoclaste, que sa traduction. Dans son courriel, Christine Le Boeuf m’écrivait que ce qu’elle cherchait à faire, comme traductrice, c’était à faire entendre le texte comme elle l’entendait en version originale. Effectivement, en le lisant à voix haute, nous l’avions trouvé très fluide. Mais la précision sémantique de Paul Auster me semblait si audacieuse : son style s’écartait simplement des habitudes linguistiques communes, et il me semblait que ce n’était pas une affaire de style, que c’était pour mieux coller à l’expérience qu’il tentait d’évoquer. Le texte de Christine Le Boeuf me semblait soudain trop élégant, trop classique et sa compréhension me semblait plutôt raccord lexicalement et linguistiquement, mais terriblement traître sémantiquement. Malgré toute ma gratitude respectueuse, je ne décolérais pas ! Il me semblait que la langue limpide de Paul Auster en anglais devenait académique en français et perdait de son audace sémantique. Ce n’était pas seulement un problème de langue, c’était un problème de fidélité à la retranscription du processus de pensée. Aussi : ça installait le narrateur à un autre endroit, socialement.
J’ignore pourquoi cet auteur et sa traductrice se sont séparés après toutes ces années de cheminement commun. Je sais que ça a secoué un certain monde, mais je suis loin de tout ça, et d’ailleurs, quand j’ai écrit une dernière fois à Christine Le Boeuf, j’ignorais qu’elle fût déjà morte…
Je crois que je lui disais que je m’intéressais plus aux sources qu’aux estuaires… Comment ça commence ! Plutôt que comment ça finit… je ne suis pas quelqu’un qui guette la fin de l’histoire, je suis quelqu’un qui a tendance à oublier le début, à relire en se demandant : comment ça commence déjà ? Qu’est-ce qui se passe ? Comment ça s’articule ? Comment c’est fait ?… Comment ça me fait ?
Paul Auster m’a faite ! Je lui dois beaucoup. Je lui dois de me sentir en compagnie pour miser sur l’égarement, sur l’errance, bien sûr, sur la perte miraculeuse, sur le dénuement prodigue, sur l’aventure et la confiance plutôt tombale d’un avénement toujours possible. L’errance au bout de la terre, ou au coin de la rue. Le voyage intercontinental, ou immobile. L’intériorité à Istambul, ou à Brest. Dans le fond, je lui dois mes interrogations sur le génome interrogatif, sur le fait que je suis persuadée que chacun est porteur de questionnements essentiels, comme il a les yeux bleus, ou un épi sur le crâne, une faim indomptable, ou une pulsion philosophique insatiable. Paul Auster m’a autorisée à conter la triviale magie du monde, le miracle d’exister, l’improbable possibilité de vivre, la chance incalculable de la rencontre, l’improbable merveille de se croiser, là, dans la noirceur, dans l’opacité, dans la confusion touffue… Paul Auster qui avait besoin de raconter pour réfléchir. Qui ne se reconnaissait pas dans les propos de ses lecteurs et qui pourtant ne cessait de se préoccuper de leur faire de la place. Paul Auster qui affirmait qu’on écrit le livre dont on a besoin comme lecteur, mais qui n’a pas encore été écrit, alors on s’y colle.
Paul Auster, qui devant les désastres du monde prônait le soin minuscule : porter attention tous les jours à la même heure au même coin de rue du voisinage ; choisir un petit coin autour de chez soi et en prendre soin tous les jours, le nettoyer, l’améliorer, le magnifier. Je me suis dit que c’était une façon très pertinente de combattre l’impuissance, que je ne pouvais pas grand chose face à l’incroyable désordre du monde… et je ne voulais pas faire semblant d’agir. Beaucoup de ce que j’observais autour de moi dans les prétendues actions me semblait si vain… Et cette vanité avait une sorte de pouvoir insidieusement décourageant. Alors je me suis occupée des 500 mètres carrés de cet endroit que j’habite. C’était une sorte de femmage secret à Paul Auster. Mais aussi à ma mère, cette féministe qui croyait à la contagion de la tâche d’huile. J’ai porté mon attention à cet environnement immédiat, avec l’intention de le magnifier peu à peu, de rendre tout ça aussi beau et harmonieux que possible, ma toute petite part du monde comme un hymne à la vie.