« À qui appartient la lune ? », interroge le Courrier international dans un numéro récent. En couverture : lettres de Palestine. Parfois je ne sais pas quoi penser de ces juxtapositions dans un numéro : est-ce que cet éclatement juxtaposé est un collage, destiné à conduire le lectorat à envisager lui-même ce qui est tu ? Est-ce qu’il y a une intention dans la manière de composer le journal ? Et une conscience de ce que le voisinage sur les pages raconte dans le méta-verbal – j’oserais dire ? Ou si ça leur échappe et une bande d’anges farceurs jongle avec un éparpillement des propos journalistiques du moment, pour susciter l’éveil naïf d’un public qui perd ses appuis ? Et comme on sait, le déséquilibre est l’orée du mouvement.
La première fois que j’ai pris l’avion, j’avais encore 14 ans. C’était sur Air France. À l’époque, il n’y avait pas autant de compagnies qu’aujourd’hui. Il restait encore 27 ans au XXème siècle et au deuxième millénaire. Le vol n’était pas direct pour Tel-Aviv. On avait fait escale à Athènes, je me souviens, et aussi du ventre du quadragénaire assis à côté de moi, dans sa chemise en coton bleu pâle, trop épaisse, trop serrée ; je me souviens qu’il transpirait, je vois ses cheveux noirs, les gouttes de sueur sur ses tempes, mais j’ai oublié son visage.
À cette époque-là, je rêvais de devenir un grand reporter et d’apprendre à tout conduire : les autos, les motos, les avions, les hélicoptères… Appelez-moi Jane et regardez comme le casque me va bien, dans la jungle ! J’avais acheté un petit carnet à spirale à la maison de la presse de mon bourg de banlieue. Je partais vers l’un des défis diplomatiques majeurs du monde occidental ; je savais qu’il y avait eu des guerres ; en fait je ne savais rien… J’avais lu Candide, la vie commençait !
La seconde guerre mondiale m’avait privée de mon grand-père paternel ; je n’avais pas connu cette grand-mère là non plus ; mon grand-père maternel ? on alléguait l’alcool, les tragédies ancestrales, les grèves de 36… Mais nul ne me manquait. Je procédais de ses absences composites ; ma tribu était ouverte, accueillante, fraternelle. Je me sentais au complet. J’étais comme ceux autour de moi : au complet, copine du vide et toujours prête à élargir la complétude.
Mon père m’a emmenée à Orly. Pour une fois, ce n’était pas lui qui partait. Il était ému, il était fier. Était-il inquiet ? je ne le saurai jamais. Je partais seule rejoindre la sœur aînée de ma mère, qui était aussi ma marraine – une surdouée de l’adaptation, comptable à l’ambassade de France, grandie au milieu de gens qui parlaient arabe, espagnol, français, elle apprenait l’hébreu et son meilleur pote était… cette sœur était mariée avec un beau costaud, gardien de l’ambassade (je le détestais et il me le rendait bien, mais c’était une détestation cordiale, un malheur inavouable… Où commence la guerre ? N’est-ce pas une question sans issue ? Est-ce que les réponses sont des sorties de secours ? Est-ce qu’une issue, c’est pour venir au monde autrement ?).
Bref ! J’allais promener leur caniche rue Dizengoff. On est 50 ans plus tard, mais je sais toujours dire : pardon, merci, je ne parle pas hébreu, je voudrais ça s’il vous plait ; à la vie ! (je le dis chaque fois que je trinque). Paix. On est vendredi, je le dis, le vendredi, et souvent aussi le samedi : shabbat shalom ! Quelques jours après mon arrivée, il y a eu une petite fête. J’avais 15 ans ! Des gens que je ne connaissais pas étaient venus m’apporter des petits cadeaux. Les conversations étaient un camaïeu d’accents, on parlait français en mon honneur, mais les phrases s’émaillaient d’italien, d’hébreu, d’arabe… il y avait des Juifs d’Europe, ou d’ailleurs, et des… on ne disait pas encore Palestiniens. Tout le monde me traitait comme si j’avais toujours été là.
L’ambassade avait une ambiance familiale. On m’apprenait à jouer au volley, on m’emmenait à la plage, siroter le jus de raisin des moines du mont Tabor, ou un thé à la menthe à Jéricho. J’ai survolé Masada en coucou. Malédiction ! J’ai roulé vite dans le Sinaï, en buvant du thé glacé, avec des morceaux de pêche jaune. Je me suis griffé les fesses sur les coraux de la mer rouge. J’ai senti mes blessures dans la mer morte. J’ai marchandé à Jerusalem. Je me suis faite tabasser via Dolorosa. J’ai compris qu’il n’y avait pas qu’un catholicisme à Bethlehem et que le mosaïque de Chrétiens n’était pas d’accord sur l’emplacement du tombeau de Jésus. J’ai photographié les chameaux au milieu des camions. J’ai pris le thé avec des Bédouins, des Druzes… J’ai cueilli des avocats et des pommes dans un kiboutz à la naissance du Jourdain. J’ai ôté mes chaussures dans deux mosquées. Je suis entrée dans une kyrielle d’églises et autant de synagogues. J’ai pleuré au Mémorial. J’ai glissé des paperolles dans les failles du mur des lamentations…
Mais je n’étais pas en Israël. J’étais en terre sainte et il ne fallait pas des plombes pour comprendre qu’il y avait tellement de manières de la rendre sacrée. Et que là comme ailleurs, le problème était d’inventer la douceur de vivre et de décrocher de cette tendance à la domination. C’est à moi, ce n’est pas à toi. Je l’ai pris avant toi. J’en ai plus besoin que toi. Pareil que sur le tapis de ma petite enfance…
Quand je suis rentrée, j’ai annoncé à mon amoureux du printemps que l’été m’en avait octroyé un autre. Je lui ai raconté mon premier baise-main (Moshe Dayan, mazette ! Une vie romanesque, dirait Béa. Un film, c’est sûr.). Il m’a demandé si ce borgne était transcendant. Je venais de vivre une expérience que Dali aurait sûrement qualifiée de transcendantale, mais je n’avais pas ces mots en stock. Je ne pouvais pas dire si j’avais trouvé Moshe Dayan transcendant. Je crois que dans ma tribu, on regardait tout le monde à égalité ; j’étais préparée à me laisser intriguer par chacun. J’étais là pour prendre place, pour participer, et les autres aussi. Moshe Dayan m’avait vue, oui. Et je l’avais approché. Je l’avais trouvé agréable, rigolo, fraternel. Il m’avait semblé que j’aurais pu parler longtemps avec lui. Ça, oui. Est-ce qu’il sauverait l’Occident de ses tentations démoniaques ? Je n’ai jamais pu considérer le monde sous cet angle. Je crois que je suis exempte de la tentation du Sauveur, et assez peu disposée au regard pyramidal.
Ces expériences liminaires m’ont suggéré d’ôter la majuscule du mot dieu. Et j’ai commencé à considérer ce concept. Mon père était un Breton d’origine anglaise. Ma mère était née en Algérie, mais sa mère venait d’Espagne. La migration et l’adaptation étaient dans mes cellules. Quand j’y repense aujourd’hui, cet endroit de mon premier voyage tremblait de l’instabilité de la jeunesse éternelle. En regardant autour de moi, l’été de mes 15 ans, j’ai trouvé que ça avait l’air d’un état de fait, cet assemblage composite. Je n’aurais pas su l’exprimer, mais j’étais sûre muettement, que l’unification n’était pas la voie de ce processus.
Aujourd’hui je le pense encore moins… J’ai déjeuné seule avec Stéphane Hessel. De quoi avons-nous parlé, à part du merveilleux yaourt grec, que sa femme lui servait avec du sucre philippin ? D’Israël ? de la Palestine ? Oui. Encore une scène de cinéma… Je lui ai dit que la propriété figurait à la quatrième ligne de la Déclaration des Droits de l’homme. Que je considérais cette bévue, comme une erreur historique. Peut-être que des souffrances terribles concentrées dans cet endroit du monde naîtra l’idée d’en finir avec l’habitude de territorialiser. Je crois que ce chemin de transcendance est inévitable. On ne le sait pas encore, mais on y est déjà : partout dans le monde (même si de vieilles badernes s’obstinent à reconstruire des murs pour marquer la frontière), la fraternité et l’entraide ont déjà gagné.