2021 ? Depuis des années, au moment des vœux, qui est là… à se retourner… et à trouver absurde l’idée d’estimer une année – dans sa globalité ? Comme s’il s’agissait d’évaluer une récolte, ou un cru vinicole… une bonne année ? Pour la plupart, c’est impossible : juste une année de plus, où l’on n’a eu ni faim, ni froid, ni soif… une année, où l’on s’est senti bien chez soi, on a raffolé de son canapé… on savait, où dormir… qui regarder dans les yeux… où se laver… comment se couvrir… pour qui faire quelque chose… Pour la plupart… par ici… une année de faveurs indistinctes, de chances inconsidérées… Et si je les inventorie, on dirait tout de suite que je suis tombée dans le premier bénitier venu… chut ! C’est quand, la dernière fois que vous avez entendu chanter une grenouille ?
Puis-je vous confier un secret ? Maintenant, je suis payée à écrire les prêches oecuméniques du trio improbable qui joue au poker sous le regard critique du rabbin-fantôme, dans l’arrière-salle du café fermé, là-bas, au coin de l’anse, sous la falaise qui s’effondre : une imam (oui, vous avez bien lu, « une »), une pasteure (ça, vous êtes déjà habitués), un curé (mono-genre stable)… Une fois par semaine. Le jeudi. Ils misent peu, mais bon…
C’est un spectacle tellement inattendu et ils sont tellement drôles, que le cafetier installe des transats en étoile tout autour du plateau marbré d’un guéridon empire, avec son gros pied central de bois sculpté, où ces trois-là se racontent la semaine et disputent leurs textes sacrés en tapant le carton. Incognito ? Non ! parce que les transats s’étoilent de plus en plus autour de la table de jeu ; au centre, un petit cochon ventru qui tient Mao en laisse – une tire-lire, que leur a rapportée leur pote le bonze (il a sa yourte un peu plus dans les terres, là-bas, à l’Ouest) ; il avait déniché ça à l’occasion d’un congrès en Corée du Sud…
Avant de s’abandonner à la gravité dans son transat, dos aux joueurs (il s’agit d’écouter, pas de regarder!), chacun glisse sa monnaie dans la tête du cochon, ou les fesses de Mao, c’est selon… va chercher au comptoir, ou non, son cocktail du jour, et s’installe, le plus silencieusement possible, pour ne pas déranger ceux qui, les yeux fermés, s’absorbent déjà dans les disputes savantes et rigolardes du trio… où je picore, pour concocter à chacun son oraison hebdomadaire… Il règne là, sur fond de mer en partance, ou sur le retour, une ambiance d’indulgence initiatique qui restaure le sens original du mot religion, peut-être ? – ce qui rend au lien, ce qui souhaite la bienvenue…
Mais du coup… de massue !… « Quel était donc l’origine du mot « église » ? a susurré le bonze, qui, ce soir-là, s’était assis dans la petite avancée vitrée, sous la lampe orangée, avec son nouveau très smart-phone, assez peu « phone », farci de dictionnaires, et l’intention de traduire dieu sait quoi – sinon, qui ?
Voilà ! Á la fin, vers l’heure où les oiseaux se taisent, même la chouette… Mais puisque je vous dis que ça existe : l’heure bleue, le rayon vert et le silence des rapaces ! À la fin, avant les nouvelles résonances du jour prochain, c’est moi qui rafle la cagnotte : je feuillette mon carnets de notules… Oui, je sais : ça paraît toujours beaucoup, mais n’oubliez pas qu’il y a les citations, ça prend de la place, les citations ; ben, après, j’utilise pas les mêmes pour les trois prêches, bien sûr, ça ferait désordre… mais j’essaie de construire un esprit… une sorte de tremplin communautaire de la semaine à venir… comme une altitude commune, qui prendrait en compte ce qui se passe tout en bas, au rayon des pâquerettes, là où tout est humble et ne cherche qu’à ressurgir dans son essence même : la vie, dans sa fragilité, certes, son côté petit-nu-de-la-crèche… Qui ne sait qu’à la fin, cette essence d’apparence si vulnérable, aura cru (non, mais « cru » de « croissance », ou « cru » de « croyance » ? Pas « cru » de « pas cuit », de « crudité », alors ! Ah, ben voilà, c’est là qu’il va se faire chier, le traducteur en coréen… Parce que ce « cru »-là, c’est du pur cru linguistique francophone, je vous dis…
Est-ce ma faute à moi, si au mitan du rêve nocturne, j’ai vu des piles de traductions polyglottes de mon traité sémantique, enfin fini, publié, et même traduit, donc, en japonais, en coréen, en brésilien, en grec, que sais-je ! Oh, quel délicieux petit rêve ! Je tendais les doigts écartés devant moi, dans la pénombre, comme pour magnétiser ces piles de livres et je disais : « J’ai besoin d’aide ! »… Comme la nuit sait parfois mieux que nous ce qui se veut de nous… si nous avons été dignes de ce vouloir intestin… si nous avons choisi à bon escient…
Allez… s’il vous plaît, laissez-vous aller ! oubliez un moment tout ce que vous croyez savoir sur vous… si vous ne parlez pas anglais, si vous êtes doué(e) en langue, ou pas… juste, vous déchiffrez… et parfois il vous semble que vous comprenez, parfois vous laissez votre regard glisser jusqu’au mot suivant… et alors vous souriez tranquillement à cette gentille petite intermittence de la lumière… oui. Non. Non. Non. Oui. Oui. Oui. Oui…
When I’m telling we have no choice, I’m not thinking of our social surrounding, or virus, or so… quand je dis qu’on n’a pas le choix, ce n’est pas du tout une invitation à une soumission socio-politique, ni une déclaration fataliste. C’est le résumé de mon expérience. No exhortation to socio-political surrender, or any fatalism. To me it is just a matter of fact.
Il y aurait des neurobiologistes pour nommer « fonctionnement par défaut » la réponse-réflexe avec laquelle on – notre cerveau, selon eux, puisque c’est ça qu’ils observent – on accueillerait les événements : la peur, la colère, le recul, la précipitation, la brusquerie, le refus, la bouderie, la crispation, la moquerie, etc… « Auriez-vous repéré ces réactions habituelles ? En vous, ou autour de vous ? » demanderont les chantres de la Pleine Conscience… qui n’envisagent pas le débordement de conscience, la saturation… le trop plein de conscience !
Le rabbin vient de raconter qu’il avait entendu ça, tandis qu’il conduisait sa voiture de location, sans savoir stopper le système de navigation intégré, ni la radio. « En cas de stress, chez moi, on trouvera la peur », poursuit-il dans sa barbe, « jamais très loin de la colère »… ajoute-t-il, et il baisse tellement la tête que son lourd chapeau bordé d’une fourrure venue de Chine, menace de tomber sur la table de jeu et de rendre illisibles les traces précédentes de la partie… « Mais un automne, once upon a time, it was fall, on a grey windy morning, twelve years ago… mais une fois, c’était un de ces matins gris et venteux d’automne, il y a une douzaine d’années, j’ai commencé à situer ces ressentis réactionnels assez haut dans mon buste et j’ai commencé à reconnaître un autre « étage », plus bas… I started to feel something else, lower within my chest… là je rencontrais une sorte de joie stable, comme viscérale… there I met some of a gut joy, somewhere beyond epigastrium… quelque part sous l’épigastre… j’ai appelé ça mon « lac de joie » et alors les vagues réactionnelles ne m’ont plus jamais fait le même effet… mes réactions ont perdu de leur évidence, tout en gagnant en clarté… then my reactions stoped seeming natural and meanwhile, my perceptions and actions got clearer… L’élan de la vie ne nécessite aucun choix… Life process has nothing to do with choice… Life is love, and freedom, and joy… ».
Là, le bonze a quitté son petit guéridon dans la bow-window et s’est approché du rabbin, pour venir poser sa main droite sur le ventre de celui qui avait si généreusement partagé cette improbable confidence. Chacun, dans son transat, s’est contorsionné pour regarder, puis s’est réinstallé pour poser tranquillement une main sur son propre ventre… Tous les ventres étaient propres ? Pas sûr… Chacun avait un ventre ? Oui. La tablée des joueurs de poker s’était tue. Le rabbin penchait la tête en arrière, pour sourire à celui qui se tenait debout à sa droite (le chapeau allait-il tomber cette fois sur la tête de l’homme allongé dans le transat, juste derrière ?). Le bonze souriait aussi, avec tant de douceur et d’espièglerie, quand il conclut : « Le choix ? c’est quand c’est trop tard, quand quelque chose du processus vital a été intercepté. La vie est joie, et amour, et liberté »…
« Amen ! » a clamé le curé en claquant son carton sur le marbre. Là l’imame et la pasteure ont éclaté de rire en même temps et l’imame a dit au bonze : « Peut-être il faut que je passe l’après-midi avec trois enfants du voisinage, jusqu’à ce qu’ils soient gorgés de tendresse et tout rieurs et qu’ils ne guettent plus aucune désapprobation, et alors je leur proposerai de jouer là, sur l’estrade, dans la mosquée et peut-être cette vitalité tranquille infusera dans l’air que nous respirerons tous ensemble, et leur rire nous guidera vers des régions, où « il n’y a plus aucun dehors », comme dirait mon fils, « où tout est dedans/dehors », comme l’affirmait ma mère, en épluchant les oignons… »… Une voix s’éleva dans la pénombre : « Où est passé Sydney Bechett ? ».
Alors le cafetier est allé vers le vieux juke-box qui résistait depuis si longtemps à l’humidité de la côte et dans le silence du matin de brouillard, on est resté là, tous ensemble, à se recueillir au bord du sommeil, guidés par les pleurs de la trompette immortelle…
En 2022 ? Que la vie vous soit possible ! Qu’elle vous traverse avec l’évidence d’une cascade !!! Que vous trouviez chacun vos joyeuses escales sur la route de vos guéridons… et les fraternités tranquilles qui vous rendront, vous, encore plus possibles, comme forme de vie.