J’ai garé la voiture sur un parking, à Saint-Jean-le-Thomas, après y avoir dormi une nuit dans une chambre d’hôte, où l’on m’a dit que c’était Thomas, l’optimiste, l’autre Thomas. Moi je suis née le jour de Thomas, le douteux. Il m’a semblé ce matin que j’aurais pu être l’amie de cette vieille hôtelière. J’ai reçu la bienvenue : j’ai ressenti qu’elle accueillait plus que mon corps, qui avait besoin d’un sommeil tranquille et que le froid de ce printemps hivernal empêchait de s’abandonner tout-à-fait. Les portes étaient capitonnées ! Je n’ai découvert le chauffage d’appoint qu’en rangeant mes affaires, penchée sur le porte-bagages, après le réconfort d’un solide petit-déjeuner – café long, délicieux – et d’une douche drue et bien chaude… J’ai de la gratitude pour cette femme humble, joyeuse déjà d’être née dans les parages de la septième merveille du monde et d’y avoir toujours vécu.
Souvent j’oublie que j’ai dormi une semaine entière, peut-être même neuf nuits – une neuvaine ? à l’intérieur du mont. J’avais 26 ans. Un an de moins que notre fils aujourd’hui. Nous avions loué un studio ; il y avait un balcon. En marchant la nuit dans les ruelles, on ne croisait personne. Un vert fluorescent auréolait le sommet, qui persistait sous les étoiles, quand toute illumination, tout éclairage public, s’étaient éteints. J’oublie souvent cet épisode et puis il me revient ; c’est toujours un cadeau, la résurgence de ce souvenir. Ça fait juste 20 ans aujourd’hui que ce complice de retraite mystique est mort… je n’avais pas particulièrement l’intention de marquer cette étape, c’est arrivé comme ça, par le jeu des combinaisons dans les emplois du temps. J’ai rendez-vous en fin d’après-midi sur une plage, tout près. Il y a même des toilettes, là-bas, au bord de la crique. Je vais passer ma journée seule, à marcher, à écrire sur la digue, ou dans la voiture… à sortir respirer et bouger… à me nicher dans mon cocon… Je suis là, dans l’effleurement de cette lointaine présence, baignée dans la paix de la baie. J’ai de la chance : il fait beau ! Ce n’était pas du tout ce qui était prévu (une farce de Thomas-le-douteux ? Ou l’éternel trafic météorologique de l’Ouest…)
Je suis assise dans la voiture, à la place de droite. Le soleil tombe à pic. Radieux. À croire que les services météo sont macronnistes et qu’ils annoncent la pluie, quand le gouvernement voudrait nous dissuader d’itinérer… Dans mon axe il y a l’île du mont isolé. Tout à l’heure, un peu plus tôt, à marée basse, c’était l’île solidaire de la terre. Comme si le retrait et le retour de l’eau dénonçaient les illusions de surface, découvraient le lié, le dé-lié. À ma gauche sur le terre-plein, un vieux canon à la bouche brûlée ; on dirait que les oiseaux l’évitent méthodiquement. Il pousse là… je penserais : de la lavande sauvage ? – ça fait un pailleté de violet qui oscille avec la brise.
Je sors ; je vais toucher une fleur ; je respire mes doigts : lavande, oui, on dirait. La maison au bord du rivage est emmurée et sur un côté du mur il y a comme une étroite échauguette… un homme debout y tiendrait, il faudrait qu’il soit fluet ; peut-être un micro-colombier ? Plutôt un reste de fortification… depuis lequel il n’est sûrement pas possible de voir le mont. À ma droite il y a un vieux tamaris rose… ça doit faire des décennies qu’il se caresse dans le vent. Loin dans mon dos, il y a un manoir avec des chambres à louer ; c’est haut, on doit voir le mont. J’ai approché, hier, mais le vent s’engouffrait dans je ne sais quel tuyau ; ça me rappelait Les hauts du Hurlevent. Je n’ai pas sonné. Je suis retournée au bourg, à l’Abri des vents. J’étais seule ce matin sur ce parking. Maintenant il est presque 14 heures (midi au soleil) ; des gens pique-niquent un peu partout ; ils ne sont pas bruyants… certains fredonnent. Parfois un petit rire fuse. Il doit venir ici des voitures hybrides, je reconnais le son de leur ralenti derrière moi.
Aï ! Un type pile, dans une Clio blanche ; le genre qui fait crisser son frein à main. Il s’agite. S’agenouille sur son siège, trifouille autour de lui. Tout vêtu de blanc, jusqu’aux chaussures, un gri-gri africain autour du cou. Je pense aussitôt que je pourrais l’attraper par là, si nécessaire. Je souffle pour chasser cette pensée. Cheveux, blancs aussi, coupe parisienne (ben, oui, ici, dans l’Ouest – en Normandie, ou en Bretagne – on peut reconnaître ceux qui vont chez le coiffeur à Paris… à quoi peut bien servir cette capacité de différenciation ? Bah, c’est comme les chaussures made in Italy, ou les fringues made in London… c’est rien ! juste une petite information sociologique, ne nous emballons pas, si j’ose dire… parfois le moine est dans l’emballage, mais pas toujours…). N’allez pas imaginer que je scrute mon voisin de parking ! Je suis faite ainsi : mon regard balaie et je vois, très vite, un paquet de détails généralement inutiles ; peut-être cette faculté d’observation est le terreau de l’écriture… souvent ça composte et puis ça nourrit l’âme, mine de rien… parfois, ça file le texte qui va guider un imaginaire partagé, une « visualisation » (je mets entre guillemets, parce qu’en fait, tous les sens y infusent, pas juste la vue)…
Bref ! Je dois ralentir ma respiration, pour ne pas être gagnée à son agitation : c’est ainsi, ce zozo déplace l’air autour de lui… ses fenêtres sont ouvertes, les miennes entrouvertes… et quelque chose circule, qui perturbe le calme jouissif dans lequel j’étais plongée depuis des heures. Comme c’est fragile, je pense, un rien désolée. En expirant plus longuement, je me surprends à me rassurer : il cherche la paix, avec son gri-gri et puis quand même ! il vient garer sa voiture face au Mont, pendant sa pause… c’est pas tout le monde qui repère cet endroit ! il n’est pas si mauvais que ça ! Voilà : ce qui irrigue mon écriture – ma faculté de partage majeur – s’enracine dans la vieille nécessité d’un mode de défense… je le constate une fois de plus, placidement : mon sens aigu de l’observation est martial.
Sans même couper la radio, qui sonne fort, le zozo avec sa gueule de producteur à la télé (je pencherais pour FR3, rapport à la Clio), s’extirpe de la voiture et s’éloigne (vitres ouvertes, radio plein pot). Il y a une part de moi qui présume qu’il se dirige vers la poubelle, un peu plus loin sur le ponton. Mais comme un diable jaillissant de sa boîte, j’ouvre ma portière. Je ne peux pas m’empêcher de le héler. Il fait comme si je ne lui parlais pas. Il continue à marcher sur la digue, puis il bifurque vers cette poubelle. Bien sûr, je me dis qu’il aurait mieux valu se taire et le laisser revenir à ses moutons… Il rebrousse avec un sourire de poisson haineux… mon champ de vision rétrécie : ce sphincter de baudroie me traite de connasse… peut-être il dit : « Ta gueule, connasse »… je ne sais plus très bien… et il se rassoit dans la voiture… je m’attriste un peu, parce que je voulais vous raconter quelque chose et qu’avec ce… (laissons-le inqualifié) je perds le fil… Je voulais évoquer un émerveillement et la sensation fertile s’est dissipée.
Je rallonge l’expire… Je me dis que quelque chose du monde estime peut-être que je me suis attardée, que c’est trop, qu’il faudrait s’en aller de là… je continue à souffler… Je prends conscience de la voiture dans laquelle je suis assise et qui doit faire partie du scénario global, pour lui, plus que pour moi : cette grosse voiture noire, élégante, profilée (la batmobile on l’appelle, des fois, pour se marrer..). Je peux soudain imaginer qu’il la compare à la sienne et que ça le frustre peut-être… Moi j’oublie toujours l’effet que produit cette bagnole sur certains, des hommes particulièrement… je ne la conduis que quand j’y suis forcée et pour le volume qu’elle octroie, pour ce qu’on peut y loger… ou quand le vent est furieux et qu’il vaut mieux une voiture basse, qui ne lui donne pas prise. C’est indéniablement confortable. Je commence à me sentir désolée pour lui… à l’imaginer faisant des efforts : un colérique compulsif qui vient se calmer à l’heure du déjeuner, s’orienter à la beauté et à la sagesse condensées dans ce mont… je l’imagine insomniaque, qui se rattrape un peu à la pause, pour ne pas insulter tout le monde à la première occasion… je suppose qu’il carbure à la cocaïne… je pense tout ça… j’expire toujours plus longtemps et quelque chose en moi a envie de se marrer… je suis dans cet habitacle, assise à la droite, comme si j’attendais le conducteur… et je prends conscience aussi de ma salopette japonaise et de mes chaussures italiennes, un peu usées, façon Clarks, mais en peau à poils, noirs et blancs… et je comprends qu’avec mes cheveux roux et cette tenue simple et chic, je dois ressembler à ces artistes qui le font chier à longueur de jours, sur les plateaux et sur lesquelles, plus souvent qu’à son tour, il doit s’autoriser à hurler… je pense tout ça et je ressens quelque chose que j’associe à une profonde tristesse et une immense fatigue chez lui… et puis l’idée me vient aussi qu’il est là pour m’intimer de partir, me faire savoir que ça suffit, que j’ai assez reçu… qu’il est l’envoyé de l’invisible pour me dire « stop, maintenant ! »… N’empêche : pour partir, il faut que je sorte… que je mette un peu d’ordre dans mon nid, moi aussi… alors je contourne la voiture, puis la sienne ; je me penche vers sa fenêtre ouverte et je lui dis : « Je vous demande pardon de vous avoir donné l’occasion de m’insulter, vraiment, je suis désolée pour vous. » Il émet un petit bruit : entre l’expire sonore et le rire, juste un son. Et puis, inspire… « tais-toi, espèce de … » Quelques secondes d’apnée, pendant lesquelles je souris discrètement à son hésitation… « grosse !!! »… Je pense en m’esquivant qu’il faut quelques secondes à présent pour me traiter de grosse, que ça n’a plus rien d’évident et je le remercie en pensée pour cette courte hésitation… Je m’assois au volant, je démarre et je roule vers le village suivant, où je sais qu’il y a aussi un parking paisible, depuis lequel je pourrai marcher encore un peu et contempler encore le mont.
J’ignore qui je suis, dans son monde perceptuel… comment il va m’associer à cet endroit, ou pas… s’il va raconter l’épisode ou si ça ressortira en rêve, ou en résonance… ou s’il l’occultera… qui sait ? Est-ce qu’un travail se fera consciemment, ou par rebonds métaphoriques ? Je n’avais pas d’intention spéciale. Je lui ai parlé comme on pète, ou comme on éclate de rire, voire comme on éternue. Peut-être c’était entièrement stupide et malvenu de ma part… De quoi aurais-je été l’instrument ? Est-ce que chacun de nous s’est avéré la gargouille de l’autre ? Le souvenir de ses affreuses petites dents reste là, pour l’instant, ma mémoire ne l’a pas estompé… J’ai un peu envie de cracher, de me laver les dents, de me rincer la bouche. Dans la famille Du château, je demande l’oubliette !
Est-ce que nos âmes qui croisent, leurs tendances angéliques, leurs aspects diaboliques, leurs mystérieux miroitements inclassables, leurs fluides sulfureux, leurs courants vivifiants, ou de vicissitude, leurs limons indistincts, leurs ruées de Compostelle… font un travail subtile sur cette terre ? Est-ce que cette danse de nos échanges déplace des poids insoupçonnés, à l’ombre des vols d’oiseaux ? Est-ce que, sans qu’on sache tant que ça ce qui se passe, il y a des événements spirituels, comme il y a des congrès de pingouins, la dérive des continents, l’alignement des sphères, l’apocalypse capitaliste, la pollution des eaux, ou la migration de la jeunesse vers la Creuse, ou vers la Bretagne, l’ouverture des cinémas dans le Cantal ? Des événements spirituels aussi réels que l’évaporation des eaux de passage sur un estran, ou les flaques qui se gonflent des orages qui s’abattent ?
Tu as changé D’ecriture ma belle
Celle-ci me touche infiniment profondément dans mon intimr
Merci de ta lecture : je suis contente de ton constat ! Tu n’es pas la seule à me faire ce commentaire… je crois que bien des camisoles se sont effritées et que je peux laisser la vie circuler un peu plus librement. C’est sûrement de cela qu’il s’agit, par l’écriture, de laisser faire la contagion de vivre !
je me suis laissée porter dans ce cheminement poétique et spirituel, tout simplement, respirant à pleins poumons l’air de cet endroit si particulier que j’ai eu la chance de connaître. Cette » neuvaine de sommeil » m’a fait sourire: quelle belle trouvaille! et c’est tellement bien trouvé que j’en ai commis un lapsus de lecture : figure- toi que le vert fluorescent n’auréolait plus le sommet, mais le sommeil, ou cet » effleurement » de l’autre monde? étrange non?
Cette autre phrase a attirée mon attention et m’a intriguée:
» …comme si le retrait et le retour de l’eau dénonçaient des illusions de surface »
Ah si j’osais…je te demanderais davantage de » aclaraciones » ( comme disent les espagnols) mais je préfère que les vagues laissent le mystère entier et nous bercent d’illusions de peur de détruire ta création poétique.
Pourquoi mentionner les possibles » services météo macronnistes » même sous forme d’humour?
Ces derniers ont quelque peu perturbé mon vol en ce grand moment de communion.
Il en est de même pour ce jeune » porc-épic » venant de la capitale, mais lui aurait des circonstances atténuantes: il se trouve dans le champ de vision de l’auteur, lequel ne peut l’éviter. ..comment un auteur peut-il évincer un tel élément perturbateur dont le comportement fait naître en son esprit et dans le nôtre des questionnements aussi profonds: Pourquoi devient-on, à un moment donné la » gargouille de l’autre »? et selon les attitudes que l’on adopte, quelle » bombe à retardement » peut exploser ou quelle plante ou fleur peut s’épanouir avec la graine que l’on a semée?
Merci Maryk pour ce texte poétique, magnifique qui suscite, qui plus est, la reflexion.
Un vif merci, Claire ! surtout venant de toi, dont le phrasé ample est si musical.
Bien sûr, je fais allusion à l’illusion perceptuelle, dans ce cas : si l’on vient à une certaine heure, l’eau s’est retirée et l’on voit une île ; si l’on est témoin d’un autre moment de la marée, on voit une terre… et sans doute faudrait-il se souvenir de ces variations de formes pour d’autres traversées des apparences, comme disait Virginia Woolf… se souvenir de l’aspect si provisoire de nos conclusions… les considérer avec plus de souplesse, voire de détachement…
Et puis je suis de la graine politique qui aime bien railler… Après tout, je venais de passer une soirée seule, condamnée à manger des bricoles enfermée dans ma chambre, parce que couvre-feu, parce que cafés et restaurants fermés… et il m’était sans doute plus difficile de passer entièrement sous silence ce qui lésait tout de même mon voyage…
C’est autant que possible l’épaisseur de ce temps de contemplation, avec ses aspects contradictoires et mouvants, que j’ai tenté de partager.
Merci de l’avoir reçu avec cet enthousiasme, Clarissima !
bonjour maryk,
je te réponds (enfin, du moins j’espère que cela passera, avec mon antique portable ce n’est guère possible de dépasser une ligne, et par courriel cela ne semblait pas partir).
ne ‘étonne pas du manque de majuscule, je ne peux plus les écrire (sauf après de longues manip, pareil pour certains accents.)
en revenant sur ton site je découvre thomas-le-douteux et vois qu’on peut écrire un commentaire,
joli texte! j’ai surtout adoré le passage ou tu demandes pardon au zozo de t’avoir insultée. te connaissant c’est encore plus amusant, on te voit vraiment lui parler!
agnès s’est cassé le poignet il y a 2 mois, cela va mieux grace à des séances de kiné, elle est depuis 3 semaines grand-mère pour la seconde fois. bises.
Oh, cher Pierre ! j’espère qu’Agnès va tout-à-fait bien à présent…
Ça me fait très plaisir de t’imaginer lire ici. Et si ça t’amuse, alors je suis ravie !
Ça fait un moment que je ne me suis pas laissée aller aux petits exercices de sincérité de ce blog. Mais je souris en pensant que je pourrais recommencer…
Ce matin, en conduisant, j’entendais des sexologues très sentencieux assener à la radio que l’imagination est une spécialité humaine… jusqu’à présent, l’histoire de la pensée confiait plutôt cette mission de dénicher la spécialité de l’humanité à des philosophes. Mais ils sont descendus au café, ils se sont assis aux terrasses… alors ils ont gagné : tout le monde philosophe à présent ! D’autant que les psy. se sont invités dans les journaux et sur les plateaux et on ne peut plus faire un faux mouvement sur le tapis roulant d’un super-marché sans entendre la caissière commenter l’acte manqué… S’il faut encore traquer le caractère humain au fond des cabinets, Reich a encore de beaux jours à prôner la misère sexuelle comme la chose du monde la mieux partagée !
J’espère vous revoir bientôt et merci, Pierre, du signe d’affection qui consiste à continuer à explorer ce blog !