Aujourd’hui. J’ai fait une entorse à ma morale. J’ai supposé que je ne trouverais pas le livre que j’attends tellement (parce que, lorsqu’un miracle a eu lieu, on peut se remettre à attendre en confiance)… Que je ne le trouverais pas dans les merveilleuses petites librairies du coin. Non, mais la confiance n’a rien à voir dans ce genre de suppositions (ça, c’est purement de la logique marchande, qui fait qu’on achalande d’abord les gros, pas les petits) ; la confiance, c’est celle que j’ai développée, en lisant les livres de cet auteur ; la confiance en lui – cet auteur ; la confiance dans les sillons qu’il creuse.
D’ailleurs, c’est lui qui m’a appris à penser qu’un livre, quand il est diffusé, crée une communauté de lecteurs. C’est lui qui m’a proposé d’imaginer quantité de lecteurs lire au même moment à travers le monde le même livre de Victor Hugo. Cette congrégation à distance, cette foule, dispersée, devenue communauté (voire Commune), par la concentration à distance sur le même livre.
Et alors je me suis dit que c’est ça, que fait un écrivain : il crée de l’espace communautaire. Il crée pour lui, elle crée pour elle, l’auteure, une communauté. Et elle crée pour chaque lecteur, pour chaque lectrice, un au-delà de l’éventuelle solitude silencieuse : une communauté (méta-temporelle, méta-spatiale), un être-ensemble à travers le partage du verbe. Voilà, cet auteur m’a beaucoup donné, beaucoup. Et entre autres, il a réveillé ma conscience de ça. Pour quelqu’un qui a passé sa vie à lire et à écrire, ça n’est pas rien. Alors j’ai toujours hâte de découvrir la nouvelle étape de son exploration.
Et donc ce matin, je me suis rendue (c’est le cas de l’écrire, parce que ce genre d’endroit peut m’inspirer une nausée. Physiquement. Ou spirituellement. Parce que ce n’est pas le monde dont je rêve : ces hangars, avec ces parkings, ces gens hagards avec tous la même blouse ; les clients ahuris errant à travers les consoles qui ne vous consolent de rien et vous laissent seule et perplexe devant cette accumulation de plein de la même chose ; on dirait un supermarché nord-américain : la même boîte de petits pois à l’infini… Beurk. Mais j’y suis allée. J’envisageais qu’eux pourraient avoir reçu plus vite ce livre. Parce que maintenant cet auteur est devenu ce qu’on appelle un auteur à grand tirage.
Je n’ai pas trouvé son Sous-marin jaune. J’ai fini par dégotter une employée, à qui j’ai assené que la sortie du livre était annoncée pour aujourd’hui par son traducteur. Est-ce que j’avais mal cherché ? Elle a pianoté. Elle ne le voyait pas. Mais tous les cartons du jour n’étaient pas ouverts. Est-ce que je devais revenir plus tard ? Il y avait un fond sonore dans cet espace culturel. La preuve qu’on n’était pas dans une librairie.
Je suis quelqu’un qui écoute de la musique, pas qui la met en fond sonore. Je suis quelqu’un qui regarde des films. Pas en mangeant des chips, ou des pop-corn. Les esquimaux, c’est à l’entracte ! Je suis quelqu’un qui écoute la voix de ceux qui m’entourent, ou leur bruit, les bruits qu’ils font en vivant leur petite vie quotidienne. Tout est musique, tout est danse, tout est chant. Tout est saveur. Non, mais vous faites bien comme vous voulez ! Un petit stage de pleine conscience ? Oh, mais je suis acide en ce début janvier. Bref ! La femme à la peau grise sous les néons, avec sa blouse beige, qui ne lui seyait pas au teint et son badge en plastique, elle m’a dit qu’elle ne savait pas si ce livre serait là plus tard, parce qu’elle ne savait même pas si ses collègues avaient « travaillé » dessus. Ah ? « Travaillé » ? La chaîne du livre alors, c’est ça ?
Pardon, cher Stefánsson, mais j’étais plutôt contente de ne pas avoir pu acheter là ta dernière production. La littérature. Le cinéma. Ce sont des industries bien sûr. Des commerces. Mais nous sommes à la fin de ces superproductions dévastatrices. Peut-être. Il y a des boîtes de thon de petits producteurs locaux, ou c’est un nouveau déguisement ?
« Victime de son succès », c’est une locution à la mode. Bon. Au moins personne ne pourra avoir été victime de mes succès. Je suis contente que tu existes, Stefánsson. Je suis contente qu’Éric Boury te traduise. J’espère que personne ne vous victimise, surtout pas moi avec mon avidité, ma faim de faire encore confiance. et même pas votre succès, j’espère que votre succès vous laisse tranquilles.
Toute ma vie j’ai constaté que le talent était une chose du monde très partagée. Tais-toi, Descartes, la connerie aussi est bien partagée, mais en quoi serait-il nécessaire et utile de rappeler ça, hein ? Alors que le talent, c’est urgent, ça, que les gens se baignent dans leur propre talent. Je disais que j’animais des bals populaires de l’écriture. Et c’était merveilleux d’accueillir les gens dans leur talent sinon secret. La production industrielle, quand il s’agit des Beatles, de Stefánsson, de mon vidéoprojecteur, ou de ma voiture, bien sûr je suis pour. Enfin avec quelques bémols.
Mais alors qu’est-ce qui cloche au royaume du Danemark ? Allez ! Vous savez bien… Le ciel ressemble à une carte postale de voeux des années 40. Je vous souhaite de ressentir votre joie, votre amour, votre liberté pleine de vie, souvent, tous les jours de cette année 2024. Je vous souhaite de trouver les livres qui ravivent votre sentiment communautaire (inclusif, pas exclusif, bordel ! c’est la communauté cosmique, que j’évoque, pas une église, ni un territoire, d’accord ?), le sentiment qui vous relie à la confiance dans la possibilité d’être accueillie et d’accueillir, qui vous donne confiance dans la possibilité d’inventer de vivre ensemble. Je me le souhaite aussi. Je vous souhaite de me lire souvent. Je me souhaite de vous écrire tous les jours.
Le livre serait bien plus qu’un produit de vente, une viande sous cellophane, un objet de collection ou le faire-valoir de son érudition. Il atteindrait le statut d’entité étant le prolongement de son auteur. Il peut rassembler des êtres possédant la même sensibilité, la même fibre, les mêmes idées donc à ne pas accueillir n’importe comment. Déguste t-on un très bon vin ou un champagne entre deux portes, dans un lieu dénué de cachet, un verre en carton ou en plastique à la main?
Je suis bien de ton avis Maryk: un livre c’est d’abord son toucher, son odeur, une véritable carte d’identité littéraire sur laquelle son auteur appose sa griffe et bien plus!
Oui, Claire ! Tout ça !!! Et je suis connue pour mes maniaqueries, au rayon du verre de dégustation approprié… et quand les jeunes à la maison veulent me taquiner, ils prennent n’importe quel contenant, pour voir comment je vais réagir…
Mais là, je ne parlais pas de communauté de sensibilités, ou d’opinions, ou… je parlais juste de communauté de lecture. De gens à travers la planète, penchés sur le même livre, concentrés sur la même aventure de lecture… Cette communauté que ça produit de fait, cette base de lecture commune. Ces inconnus qui tous ensemble forment sans le savoir vraiment, une communauté. Et quand on écrit, cette idée que peut-être ne sont pas autour de nous, ceux qui feraient volontiers le voyage de nous lire. Que peut-être ce sont des inconnus lointains, dont on ne sait rien, qui attendent la pensée qui s’écrit, que nous laissons échapper… Le fait qu’il existe une communauté possible, dont on ne maîtrise rien, mais qui existe et qui a besoin de nous, c’est sans doute l’une des sources de l’écriture…