La bibliothèque du futur

C’est difficile, de proposer à quelqu’un un livre. Comment savoir que c’est le bon moment ? que c’est la nourriture spirituelle, dont la personne a besoin ? Le risque, c’est que cette personne revienne vers vous une autre fois, en proclamant : « tiens ! ça m’a fait penser à toi », et vous tende un autre livre. Je suis quelqu’un que les prescriptions de lecture encombrent. Parfois je suis assez proche pour que ça tombe juste, mais c’est somme toute assez rare. Il vaut mieux le hasard magnétique, le plus souvent, même si ça aussi, ça se fait rare.

Surtout avec la nouvelle mode du désencombrement ! Désherbage dans les bibliothèques publiques (fini, la conservation ; bonjour, la circulation ! Si un livre n’est pas emprunté de toute une année, il est ôté des étagères et gardé en réserve ; si un an plus tard, personne ne l’a demandé, il part au désherbage ; ensuite ? don, vente pour un euro symbolique, ou pilon – vous savez ce que c’est, le pilon ? Non ! C’est pas du poulet !!! je sais qu’on vous fait bouffer du carton, mais là, « pilon », ça veut dire destruction, charpie ; du coup ça m’arrive d’emprunter un livre juste pour le sauver provisoirement, pour qu’il demeure une rencontre possible, au hasard d’une médiathèque). Tri chez soi, redistribution à l’entourage, dépôt aux œuvres caritatives, ou dans les armoires partout dans les villes – ancienne cabine téléphonique, girafe à compartiments construites à dessein à Marseille… Il y a des reportages-photos qui se perdent !

À la maison, le sport local, c’est la lecture à voix haute et on aime relire – des extraits, pour vérifier telle ou telle bribe de mémoire, ou tout le texte, pour le plaisir de vivre avec, quelques jours. Parce que c’est aussi ça, la lecture au long court : une vie partagée, une vie commune ; un livre, on vit avec, le temps de la lecture ; et si on le met sur une étagère près de soi, ce n’est pas pour retrouver la certitude que, oui, ce livre-là, on l’a bien lu, ce n’est pas qu’on projetterait le contenu de sa mémoire contre les murs de la maison, c’est que c’est un concentré de communauté, qu’on a aimé vivre avec et que c’est très rassurant, ce potentiel de retrouvailles.

Je suis quelqu’un de l’insuffisance. Je l’ai déjà raconté. J’ai rampé sur des carpettes de soie persane, dans des appartements parisiens tapissés de bibliothèques aux vitres refermées sur des reliures de cuir chamarré, là où mes deux chéries faisaient le ménage. J’ai su avant de marcher, ou parler, que pareils intérieurs existaient ; et peu de temps plus tard (je peux le formuler comme ça, maintenant que plus de 60 ans ont passé), j’ai su que crapauds pouvaient signifier : graines de prince charmant, ou, petit fauteuil souvent tendu de velours, ou, petit piano à queue… La vie m’a appris ça : qu’on peut faire une expérience intime des choses, sans les posséder.

Mais j’en ai possédé, des livres. Parce que même sans avoir grand-chose, j’ai collectionné les livres, les fringues (les chaussures particulièrement) et les objets. Et très jeune, alors même que je proclamais haut et fort que je ne me marierais jamais, ni n’aurais d’enfants (comment ai-je donc pu me retrouver mariée à 18 ans, si longtemps sous une pilule insensée?), j’ai acheté des livres comme quelqu’un qui construit la bibliothèque de son avenir. J’ai tout revendu en partant au Québec ; il n’y avait là aucune valeur économique, ou presque, juste une construction personnelle, symbolique, spirituelle. C’était très difficile à faire, de vendre ce mur de livres et ma gratitude va au libraire de chez Gibert jeune, à Paris – avec qui j’avais rendez-vous pour tout lui apporter d’un coup et lui permettre de choisir ce qu’il voudrait bien racheter et ce qu’il refuserait – il m’a fait un cadeau immense en déclarant : « Je prends tout. Je passe ma vie à racheter des bibliothèques et je n’ai jamais eu l’occasion d’en racheter une de cette teneur-là. C’est la bibliothèque d’une humaniste. La bibliothèque d’une personne qui cherche un développement complet, qui veut équilibrer ses connaissances ». C’était son commentaire, tandis qu’il me tendait un chèque. Grâce à ce géant barbu à lunettes, cette vente qui me dépossédait de ce qui pour moi était l’épicentre d’une maison, cette vente qui me dépossédait d’un avenir symbolique, je l’ai vécue sans y laisser ma dignité. Merci, ô libraire de ma jeunesse, qui m’adoube dans l’éternité de la mémoire, ô gardien de mon identité à jamais reconnue. Merci, ange inespéré, silhouette saturnienne inoubliable.

Au retour du Canada, où ça coûte si cher (surtout en français), j’ai tout doucement recommencé à acheter des livres. J’ai lu dans cette qualité de silence incomparable, semblant émaner du corps endormi de l’être venu au monde à travers vous. Ça vous dit quelque chose ? Même aujourd’hui, une trentaine d’années plus tard, l’ambiance sonore d’une maison qui abrite ce sommeil-là reste unique au monde. En revenant à Paris, portant la sphère de cette vie nouvelle, j’ai « reparti » ma bibliothèque, comme on dirait en français du Canada. J’ai racheté certains livres qui me manquaient cruellement. Si je pouvais, je les rachèterais tous ! Et j’ai continué à m’enquérir des productions de mes contemporains à travers le monde – francophone, ou non.

À un moment je me suis imaginée très vieille et seule. C’était dans une toute petite bicoque avec une cheminée centrale et tout autour du feu, en carré, des sortes de banquettes assez longues et larges pour y dormir. Les murs étaient couverts de livres. C’est la meilleure isolation possible : 20 cm d’épaisseur de livres du sol au plafond. Mon imagination aurait dû aussi farcir les banquettes de livres pour résister au froid montant du sol. Et même imaginer un sol coulissant abritant une bibliothèque horizontale. Un toit à casiers. Vivre dans le ventre des livres, voilà l’horizon de ma vieillesse alors envisagée. J’y aurais reçu de la visite. Mes visiteurs auraient raconté les pics d’intensité de leur vie, les moments, où il se seraient sentis le plus vivant. Ils auraient fouillé le stock de questions émergeant du récit de ces moments.

Falot… c’est souvent une insulte. Fade. Insipide. Mais il semble que ça ait pu désigner un grade militaire. Et : une lanterne. La maison de la vieille femme que j’avais imaginée : une poupée russe de lanternes dans la nuit. On aurait pu venir y abriter ses insomnies, les abreuver de livres cueillis au hasard. Les conversations auraient truffé ces récits d’amplifications diverses : profondeurs fréquentables des interrogations, douceur paisible dans leur considération mystérieuse, accréditation des passages, estompe des certitudes trop figées. Suspension sereine. Le chant du feu de bois y aurait valu libération du souffle, les rires ouverture des cages et des pièges. J’aurais lu au visiteur un texte qui l’aiderait à se trouver acceptable et s’élargir l’horizon. C’était mon rêve de vieillesse… Bien sûr parfois il n’y aurait pas eu dans cette masure le livre qui aurait été le bon recours. Alors je l’aurais raconté de mémoire. Ou bien j’aurais inventé une histoire sur mesure.

Je ne prête pas mes livres en général. J’y prends des notes. Et puis, ils sont le réservoir potentiel de ce rêve sacré. Je vous dispense de mes mésaventures de prêteuse. Pourquoi s’infliger de nouveau, en les décrivant, ces douleurs. Juste, c’est ainsi : il n’est pas question de priver l’avenir des exemplaires de la bibliothèque de mon rêve ; ils sont les briques de cet avenir.

Parfois je me hasarde à signaler : peux-tu lire ça ? Il me semble que tu pourrais y puiser quelque chose. Ou bien j’offre. Surtout si je trouve le livre en poche, ou d’occasion. Mais c’est comme une nourriture : si l’on n’a pas faim quand le gâteau se présente, on va le bouder. On ne peut pas conseiller une lecture dans l’absolu, ou affirmer qu’un livre est bon en général. Souvent il y faut des discussions préliminaires, voire la lecture d’extraits à voix haute ; parfois il faut des conversations pour que la personne s’aperçoive que ses questionnements viennent en résonance avec le livre envisagé. Je suis persuadée que nous sommes porteurs d’un génome de questions. La lecture est une occasion de les laisser émerger. Juste une occasion parmi d’autres…

Bref ! Jusqu’au bout je rassemblerai ma bibliothèque, pour mes enfants, mes petits-enfants, mes amis, les fantômes de la côte, les anges transitoires de la grande magie du monde, les voisins métaphoriques, les sorcières qui inventent les lieux, où il devient envisageable de se mettre en vie.

6 commentaires pour “La bibliothèque du futur

  1. « Mes visiteurs auraient raconté les pics d’intensité de leur vie, les moments, où il se seraient sentis le plus vivant. Ils auraient fouillé le stock de questions émergeant du récit de ces moments »
    Maryk le retour ! Et pour notre grand plaisir. Cette phrase dans ton texte bienvenu me ramène à ces moments qui, s’ils ne sont pas ceux qui m’ont rendue la plus vivante, m’ont marquée certainement à vie, grâce à toi, ta bienveillance, ton énergie sans pareilles. Des moments intenses sans nul doute.
    Merci pour tout cela

    1. Merci, Simone. Je suis très touchée. Merci d’être là ! Merci de me faire signe. Tu sais quel est le premier mot que j’ai appris en coréen ? Pardon. Et le deuxième ? merci. Je ne sais toujours pas dire : bienvenue. Pourtant c’est le troisième mot que je chercher à apprendre dans une langue nouvelle. Mais peut-être les cultures extrêmes-orientales sont-elles très prudentes avec ces notions-là ? N’affirme-t-on pas dans ces coins-là qu’on ignore si l’événement est bon ou pas, avant de connaître l’issue de l’histoire ? L’issue du passage, pas la fin. Et tant qu’on est vivant, n’est-il pas envisageable de concevoir le récit sous un autre angle ? Je suis contente d’avoir participé à ton existence et je te remercie vivement d’avoir été un élément majeur de certains passages. Je te serre sur mon coeur.

  2. Merci Marik pour ce récit autour des livres , de la lecture , de comment elle nous porte , nous apporte …je m’y suis sentie bien 🙏
    Ton récit Sur quelqu’un qui se sauve … m’a intriguée , j’avoue l’avoir survolé et me dire Wouah elle y va fort !
    Bises imagées des dauphins croisés lors de notre baignade ce jour : de la douceur , des ondulations , de l’être …
    Marie-George

    1. Je suis contente que tu te sentes bien dans ma bibliothèque intemporelle.
      Quant à ces moments, où j’ai besoin de déguerpir, il m’a semblé intéressant de les avouer et de les creuser un peu… Je n’ai pas vocation à la diplomatie, c’est sûr… Je te remercie de m’envoyer de la douceur de dauphins. Il paraît que j’ai été un samouraï tout ce qu’il y a de plus sauvage… pardon s’il m’en reste des traces vigoureuses. Pourtant, parfois, est-il possible de dire « stop » sans trancher ? j’essaie d’apprendre, mais je n’aime pas faire comme si je savais déjà. Pardonne mon non-savoir décomplexé, d’accord ? Le texte s’amorce dans un confessionnal après tout ! Peut-être m’accorderas-tu la faveur de le relire. Que les lumières insoupçonnées élucident mes zones enténébrantes !

  3. J’aime beaucoup ton texte Maryk je me suis sentie bien sur les banquettes devant la cheminée, et je me suis arrêtée sur cette phrase « J’ai lu dans cette qualité de silence incomparable, semblant émaner du corps endormi de l’être venu au monde à travers vous » ,passage que j’ai relu plusieurs fois et qui me fait du bien.
    Pourquoi?va savoir

    1. Je me réjouis que tu te sentes bienvenue dans mon texte. Pourquoi cette phrase a arrêté ton attention ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi, pourquoi ? – mon père chantait une chanson que je vais t’épargner, bien que je suppute que tu la connaisses mieux que moi ! – je ne suis pas une grande amie du pourquoi ; peut-être… parce que ?… parce que ? parce que ? ils me semblent procéder de la culture mécaniste pas trop quantique. J’aime mieux les « et si… ? », les « tu sais ce qui m’est venu à l’idée ? » Je suis sûre que toi aussi, tu as une médiathèque des silences, un répertoire acoustique très sophistiqué et ultra-intégré, où les sens inscrivent leur conscience floconneuse aux menues illuminations perlées… La conscience ensommeillée de ceux que nous aimons émet une aura sonore qui s’infiltre délicieusement dans les épaisseurs de notre être (c’est mon expérience, et probablement la tienne), et les maisons sans doute s’en imprègnent, ou peut-être en sont irradiées et scintillent, comme le mont Saint-Michel et son aura verte dans les nuits d’hiver…

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