Ils se sont connus ?

– Tu veux dire comme dans la bible ? Ben. LIs, tu verras !

Mais par où diable commencer à te saluer ?!! J’ai été tentée par : « Tu es mort lundi »… mais celui ou celle qui lit pourrait se sentir visé… Tu es vivant, ô toi, animal lecteur, vivante, lectrice ! alors ça a tourné-viré : « Tu es mort la semaine dernière, lundi »… puis, « Déjà deux semaines que tu es mort, en ce lundi anniversaire de mes retrouvailles caennaises avec Nicolas, il y a huit ans, déjà, je ne te dirai pas que cette coïncidence me console »… Je ne vais pas écrire ton nom… ça rendrait obscène ce que je pourrais avoir d’autre à évoquer… ni à quel âge tu t’es éclipsé définitivement : il suffirait de taper « mort à » et cet âge dans google, pour que tu surgisses à la quatrième ligne, et ce serait tout-à-fait indécent… je pourrais gommer tout ça, mais alors mon salut deviendrait parfaitement malhonnête, si, quand je t’ai écrit la première fois, c’était bien parce que tu incarnais « tout ça »…

J’ai toujours été mal à l’aise avec les gens célèbres ; cette célébrité semble obstruer l’espace relationnel… c’est comme avec la richesse, peut-être : entrave du soupçon d’intéressement ? Et qu’est-ce qu’on cherche au juste, à vouloir approcher ? I’m gonna love you like nobody’s loved you, come rain or come shine, c’est ma petite sourdine du vivant… C’est étrange, en tout cas, de songer que parmi mes « amis » (toujours amis, ou amis d’autrefois, amis révolus, amis de transition), l’information de ta mort en fera se souvenir de moi… La vie m’a amenée à côtoyer pas mal de gens célèbres, et notamment des écrivains, mais je ne l’ai jamais vraiment cherché ; c’est arrivé, tandis que j’essayais de faire ce qu’il me semblait que la vie attendait de moi ; et si je me souviens avec émerveillement de bien des conversations, je peux l’affirmer tout net : les deux uniques conversations que j’ai eues avec toi sont les plus radicales et les plus instructives de ma vie d’auteure ! La force pour moi de ces rencontres contraste avec le fait qu’il n’y en ait eu que deux.

J’étais une grande fan de ton travail. J’avais tout lu de toi, même les réputés introuvables. L’ambiance d’enquête spirituelle laïque de ton écriture m’a ouvert un chemin d’exploration qui m’a aidée à trouver ma manière. Toute ma vie, je l’ai vécue – comme diraient Julien Gracq, ou Erri de Luca, ou encore, plus récemment, Sylvain Prudhomme – « en lisant, en écrivant » (ça fait déjà 25 ans que je l’affirmais dans le magazine Écrire, que j’avais co-fondé sur internet et qu’on ne trouve plus, je crois, même en fouillant bien, ou alors il faudrait plus d’habileté et de patience que je n’en ai…). Toute ma vie, je l’ai gagnée, en invitant un maximum d’autres à lire et à écrire : ainsi, sans doute, ai-je charmé le serpent de ma forêt généalogique ? Puisque l’un des sillons de transmission vitale jusqu’à moi – infecté par les sortilèges de l’alcool, le suicide, la violence – enracinait le mal dans un épisode d’analphabétisme…

J’ai grandi entre deux vieilles sœurs nées dans une fratrie de sept enfants : l’une était totalement analphabète et pourtant concierge ; quelle débrouillarde ! quelle rusée (je n’ai jamais entendu quiconque se plaindre d’un courrier mal attribué) ; l’autre était allée un an à l’école et reconnaissait ses lettres (elle déchiffrait plus qu’elle ne lisait). Elles s’entr’aidaient. J’habitais dans la loge de l’aînée, on laissait l’autre m’installer sur le tapis de l’appartement où elle faisait le ménage, au premier étage d’une placette derrière le Panthéon, à Paris, dans cet endroit occupé aujourd’hui par Gérard Jugnot. C’est archi-probablement là que j’ai développé ma fascination pour les miniatures japonaises et les livres… Le salon, où je rampais sagement sur le tapis jusqu’aux ventres biscornus des vitrines, ouvrait sur un petit bureau cerné de hautes bibliothèques bondées de livres aux dos de cuirs chamarrés.

C’étaient dans ces années où l’abbé Pierre s’offusquait qu’il y ait tant de gens à la rue… mais ma chère débrouillarde dégota un appartement à louer près du trou des Halles (dont les fenêtres plongeaient dans celui de Colette), pour y réunir mes parents jusque-là condamnés aux tortillards de banlieue, ma chère grand-mère et moi, mon frère à naître, puis très vite ma soeur… Il y avait un arrangement avec le fabricant de chemises pour hommes, le grossiste d’en face : tout l’immeuble lui appartenait et les petites mains cousaient les cols et les manchettes, à tous les étages… je ne suis pas seulement née dans une loge de concierge, comme le devina plus tard Jodorovsky, je suis née sous une machine-à-coudre, ma balançoire était son pédalier.

On définit souvent les gens par ce qu’ils n’ont pas : que lisait ma grand-mère adorée dans le livre infini du monde, pour se révéler une telle ressource à ceux qu’elle aimait ? ou plus simplement pour l’alentour (le studio de sa maison de retraite, jusqu’à sa fin, ne désemplissait pas ; on y arrivait geignant, elle passait du café, elle raillait le réel, l’autre gémissant ne pouvait s’empêcher de pouffer et ressortait, la vue dépoussiérée, rieur, quant aux facéties du divin ; elle n’avait pas lu la Divine comédie, non, mais elle l’écrivait au jour le jour, peut-être ? Plus tard nous atterrîmes dans l’Essonne – était-ce sur la même rive de la Seine ? Chez nous il n’y avait que trois livres : la Foire aux Cancres, une Vie de Chopin et le premier tome seulement d’Anna Karénine. Mais on avait le respect sacré du pouvoir de lire et d’écrire et je devais en être – toute la tribu me claironnait l’impératif !

Vous êtes toujours là ? Toi, animale lectrice ? Toi, lecteur ? Toi, fantôme d’écrivain chéri qui me tutoyais : « Tu ne m’appelles pas par mon prénom, quand tu parles de moi ! Alors je t’appelle Le Hène !!! Le Hène, tu es l’auteur de cette scène improbable ! » Mais oui, tu avais raison, je n’avais tellement pas abdiqué en ta présence que j’ai osé rétorquer, toisant ton bas de survêtement noir, informe, maculé d’éclaboussures d’eau de Javel : « non, je ne suis pas le seul auteur de cette scène. Sinon, tu porterais un autre pantalon ». Et en te répliquant cela, pour ménager entre nous la distance du rire, sans doute aussi pour qu’il soit clair que malgré toute l’admiration sacrée que je te vouais et toute la tendresse que j’ai décidé d’accorder aux Humains avec lesquels la vie me convie dans une même situation, je n’abdiquerais jamais de mon statut de co-auteur du vivant. Ainsi soit-il !

On collectionnait les livres et on les reliait cuir, sur cette place tout près de la Sorbonne, où je deviendrais vingt ans plus tard un rat de bibliothèque, très souvent penchée sur mes cahiers d’écriture, autant que sur les livres d’autrui… Je ne pouvais pas, née là, déployer le respect aux seuls officiels du savoir patenté… je ne voulais pas en être et abandonner tous ceux que la vie semblait exclure de là. Je ne pouvais pas ! J’étais si perplexe que je m’étais jetée sur le Que sais-je ? De la Volonté. Qu’aurais-je eu donc l’audace de vouloir ? C’était dans ces années où l’injure « social-traitre » avait un sens !!! J’ai joué rugby : j’ai lu et j’ai écrit en compagnie d’un maximum d’autres. Et moins ça paraissait concevable, plus j’y étais. Une seule chose était claire : contaminer, partager la puissance du verbe. C’était ma ferveur transgénéalogique. Chaque fois que je m’écartais de là, chaque fois que je croyais vouloir autre chose, ça résistait. Alors je me laissais faire par l’évidence athlétique de ma contagion à lire et à écrire, puisque ça, ça marchait à tous les coups (sauf avec mes deux chéries, bien sûr !) : c’est que je devais à mes mânes la bienvenue à la table du banquet.

Je suis née là, mais là s’implantait près du jardin du Luxembourg, dans ce quartier latin, dont Queneau écrivait que « l’air y est mental »… La bienvenue à la table du banquet ? Elle m’avait été souhaitée déjà… J’avais cinq ans quand, pour la fête des mères, parmi toutes les filles des écoles maternelles du troisième arrondissement de Paris où nous venions d’atterrir (j’étais entrée à l’école de la rue Chapon depuis pâques ; était-on en mai ou en juin ? Pas un 12 mai, tout de même, ce serait trop facétieux !), j’avais été choisie comme la petite fille qui aimait le plus sa maman… ça ne s’invente pas ! Il y a une photo de ma mère avec monsieur le maire, et un ridicule petit chapeau délicieusement cloche, pour commémorer l’événement… j’avais donc appris d’emblée que ce qu’on raconte peut dérouler, à soi et ceux qu’on aime désespérément, le tapis rouge des honneurs et des photographies de presse. Vous me suivez toujours ? Je veux en venir quelque part, c’est certain…

Sur la placette derrière les grands hommes, on lisait des livres, ma grand-mère en livrait dans les étages qu’elle briquait à genoux… et en face de chez Colette ? Non. Là, au bas des escaliers aux tomettes boiteuses, dans les ténèbres de l’entrée aux murs tout décatis, nous croisions des putes qui venaient s’abriter de la pluie et clamaient à ma grand-mère horrifiée de cette malédiction, qu’avec des yeux pareils, elle irait loin, cette petite ! On a les fées qu’on peut… Là sûrement s’est enfoncé en moi le message d’une sexualité sacrée… Mais quand ai-je donc été invitée à lire et écrire pour de vrai ? Dans mes méandres tumultueux, la vie m’a donné deux amies très chères, toutes deux natives du 12 mai… c’est étrange, oui ? Je ne m’en suis aperçue que cette année, parce que cette date marquait la fin du confinement et qu’il m’était donné d’entrevoir comme ces deux personnes extraordinaires avaient été pour moi les portiers de l’au-delà du visible, les anges d’une libération.

J’ai rencontré la première en 1967, à l’automne… j’avais neuf ans, puis le printemps fut chaud ! Je ne sais plus très bien combien de frères et sœurs elle avait… beaucoup, me semblait-il ! Je me souviens de cinq d’entre eux et ma tendresse leur sourit à travers tous les âges : je vous aimais tous tellement ! Ils habitaient l’une de ces maisons mitoyennes le long d’une rue privative qui commençait devant un centre… social ? culturel ? je ne sais plus… il y avait plusieurs étages desservis par un escalier… on montait quelques marches et on pouvait bifurquer dans une sorte de petit bureau, c’est ainsi dans mon souvenir… des étagères pleines de livres… Et le père – professeur de lettres dans je ne sais quel lycée, je crois – était parfois assis là, dans une chaise (paysanne, je dirais), des livres partout à ses pieds. Mon amie y puisait avec sa bénédiction pas très chaleureuse, c’est l’impression confuse que j’en garde… et c’est ainsi qu’elle m’avait prêté, enthousiaste, mon premier livre contemporain : Les mémoires d’une jeune fille rangée. Rangée, comment l’aurais-je été ? Mais je n’avais pas quinze ans quand j’ai commencé à écrire dans les cafés !

Était-ce en haut de cet escalier ? Ou à mi-chemin ? Y avait-il une fenêtre ? Je ne me souviens que des murs blancs, du parquet ciré, de cette petite alcôve ouverte sur l’escalier, où la maman de mon amie juchait une sorte de chaise de nourrice, je crois, et elle s’y installait pour tricoter ; sans doute se retirait-elle là du tumulte de ses enfants remuants, c’était son perchoir à elle ; mais aussi c’était stratégique pour savoir qui entrait ou sortait, et veiller de là aux petits affrontements qui reprenaient sans cesse d’une chambre à l’autre, à travers les portes toujours ouvertes. Je me souviens de la voix d’alto, un rien rocailleuse, et du charme pour moi irrésistible de cette toute petite femme, mariée avec ce grand bonhomme maigre, élégant, saturnien, si beau… Qui avait survécu aux camps d’extermination – c’était la première fois que j’en entendais parler, la première fois aussi, que j’entendais parler de somnifères. Pouvoir entrer dans cette maison, me taire quelques secondes auprès de cet homme majestueux, échanger deux mots avec cette femme grave, qui se tenait là comme une vestale, dans son escalier, c’était sans aucun doute, ma secrète invitation à la table du banquet.

Aussi quand j’ai séjourné, beaucoup, beaucoup plus tard, dans une maison avec une alcôve nichée au sommet d’un escalier, une alcôve difficile d’accès, cette fois, où les habitants du lieu déjetaient les livres de poche qui y restaient plus ou moins inatteignables (peut-être était-ce une astuce de parents roués pour attirer l’attention de rejetons récalcitrants à la lecture : puisqu’il fallait se livrer à des acrobaties pour récupérer les bouquins, qu’ils étaient plus ou moins exposés hors de portée, c’est que peut-être ils méritaient qu’on s’en saisît !), j’ai ressenti une vive émotion, juchée sur les marches triangulaires de bois sombre, les doigts crispés au bord de cette caverne aux piles instables, qui combinait pour moi le souvenir d’une figure maternelle, d’une famille d’hypervivants, et du privilège de la contamination des livres… et qu’ai-je vu ? Un livre de toi ! (c’était la première fois que je lisais ton nom, mais c’était un roman au titre parfaitement congruent pour moi avec l’essence du moment, où je l’ai déniché). Je l’ai délicatement prélevé au milieu d’un empilement hésitant… j’ai demandé la permission de l’emporter et je l’ai gardé.

Ta voix, qui bien sûr disait « je », m’a alors entraînée : tu te demandais pourquoi une inscription insistait aux frontons de tels monuments du pays où tu es né (on ne peut pas conjuguer la naissance au passé, peut-on ? Quelle vertu y aurait-il à le dire en anglais ?), et tu t’absorbais, fraternellement, dans l’enquête si concrète qui emportait le narrateur d’un lieu à l’autre, d’une rencontre à l’autre, avec toujours la boussole de sa question initiale, et les méandres de sa présence foncièrement interrogative, ouverte sur l’instant comme si tout, toujours, pouvait basculer… Tu rendais au mot « poétique » toute la vigueur de son étymologie. En te lisant, on regagnait instantanément son aptitude aventureuse, on trouvait le courage de s’inventer dans les micro-croisements du temps et de l’espace, on osait se disposer au mouvement, se prédisposer à l’infinie possibilité d’échanges avec d’autres humains (ou d’autres anges), la possibilité de rebonds pour aller vers eux tous encore inconnus. À te lire on s’exerçait incoerciblement à la vastitude et l’abondance du monde. On était exhorté à tolérer la puissante fertilité des questions – qui, pourtant simples au départ, nous tenaient par la main dans le dédale des complexités sous-jacentes – alors, se laisser fasciner par la clôture des réponses et l’illusion des certitudes ? pas question !

C’était à un moment de ma vie, où seule perdurait la clarté joyeuse, inébranlable, d’être mère, un moment-d’après – absolu, où je reprenais mon souffle en regardant autour de moi à l’affût des encouragements à vivre, où je m’émerveillais de pouvoir m’asseoir devant la mer avec un cahier, dans le luxe incroyable de prêter attention à mes rythmes intimes et la menue effervescence de mes aspirations… comme si, après pareils effondrements, après de tels saccages, je revenais tout doucement à la renaissance frémissante de l’essentiel en moi ; il m’était donné de reprendre depuis la nudité démunie de cette conscience-là – la conscience de l’essence et celle de la survivance, après la ruine…

J’aurais dû me jeter alors sur tous tes autres livres… mais la bibliothèque du petit port où je vivais, malgré presque 40 ans de socialisme municipal, était d’une indigence hurlante… soumise aux idées sur la lecture d’une équipe de bourgeoises catholiques pleines de bonnes intentions, mais comment auraient-elles soupçonné l’horizon ailleurs qu’à leur porte ? Je suis partie. J’ai vécu intensément, ailleurs, à laisser fructifier les germes de fécondité que le désastre n’avait pas tués, à multiplier la joie de lire et d’écrire… et puis, six ans plus tard, je suis revenue dans cette Normandie, où j’avais découvert que tu existais et là, dans ce moment inquiétant de réorganisation – à nouveau ! – de mon existence troublée, turbulente, j’ai replongé dans ton œuvre. J’y ai respiré une si vive liberté ! Et dieu sait pourquoi (je n’avais jamais fait une chose pareille auparavant), il m’est venu de t’écrire pour te remercier : une page bleue, telle le petit manteau de la silhouette féminine qui clignotait dans tous tes livres, comme un clin d’oeil à Hitchcock, t’ai-je précisé, mais aussi un appel secret de perpétuelle validité. Et en quelques phrases, dont je ne sais plus rien, j’ai jalonné mon parcours dans tes romans, en y ajoutant même les quelques livres pour enfants. Tu m’as répondu : « Quand vous viendrez à Paris, téléphonez-moi, on prendra un café ». J’ai toujours cette lettre et son petit dessin.

Combien de temps ai-je pris avant de téléphoner ? Je l’ignore. Quand j’ai poussé la porte de ton immeuble, près du métro aérien, le salon de massage asiatique du rez-de-chaussée (cette version moderne de la maison close, auréolée du kama sutra prometteur) m’est apparu comme un lointain avertissement. Au cinquième étage sans ascenseur, ton café était fort et amer. La tasse était épaisse, sa propreté douteuse. La conversation pataugeait. Je t’ai offert un carnet relié cuir de Tolède. Le papier en était épais, alors j’y avais adjoint le stylo dont je savais d’expérience que la pointe s’y enfonçait confortablement, y glissait bien. D’un geste pesant de lassitude, tu as posé tout ça sur la table monacale qui s’enfonçait sous l’échelle de meunier grimpant à la mezzanine. Tu m’as confié que tu adorais commencer à raconter une histoire. Que les débuts d’un livre étaient enivrants de liberté, mais qu’au bout d’une centaine de pages, le livre se structurait de lui-même, générait ses propres nécessités et alors toi, tu devenais son esclave ; peu à peu, la souffrance s’implantait, tu devenais l’otage de la concrétion de ces cent premières pages. Ça devenait une prison. Tu pouvais y disparaître pendant deux ans, refuser de croiser quiconque et quand tu émergeais du tunnel, certains amis t’avaient attendu et le cours de vos rencontres reprenait joyeusement ; d’autres n’avaient pas supporté et refusaient ta réapparition ; le deuil de l’amitié s’avérait décalé : eux n’y étaient plus depuis tout ce temps ou presque ; toi, le revenant, tu avais continué à les aimer en filigrane et quand tu découvrais comme c’était infondé, c’était l’orée de ton deuil – le leur était admis depuis des lustres… Ça me parlait tellement ! « Oui, c’est pour ça que j’anime des ateliers d’écriture, pour que ce geste devienne un entraînement à la liberté toujours naissante. On peut tout dévier, se faire mal avec n’importe quoi  : un marteau, de la dynamite, courir, écrire, danser… je vote pour la littérature de dégagement ! Mais bien sûr, on ne peut se libérer tout seul que jusqu’à un certain degré, la liberté est un aspect de la vie, une composante terrienne ! » J’étais assise sur un coussin, toi en face, petit crapaud recroquevillé. Tu voulais monter t’allonger. « Tu as très mal au dos », ai-je bien voulu admettre, « Tu as raison, il vaudrait mieux te soustraire à la gravité ».

En haut, je n’allais tout de même pas m’asseoir sur les chiottes, dont la porcelaine à la blancheur imparfaite me rappelait la tasse. Je ne suis pas grande, c’est sûr, mais en m’asseyant contre les chiottes, sur le rebord de la baignoire, dans cette posture sous la mansarde, je ne tiendrais pas cinq minutes. Les draps étaient conformes aux blancheurs précédentes. J’ai consenti à m’accroupir au bord du matelas, songeant que quatorze ans d’arts martiaux me protègeraient de ton éventuelle insistance. J’étais quinquagénaire après tout. Il était un peu tard pour jouer l’effarouchée. Et puis je ne savais pas encore très bien où je voulais que file cet instant. « Il n’y a pas de rapport sexuel, sauf à l’écrire ! » avait garanti Lacan, un jour où il parlait aux murs… Alors, bon. J’écrivais dans l’air pollué de ta mansarde. Je nous considérais en situation. J’auscultais les vibrations… Tu ne lâchais rien. Je comprenais en riant que probablement tu procédais à ton mode habituel de recrutement parmi tes lectrices admiratives de tes assistantes sexuelles. Tu portais une vieux marcel pas si blanc, tout déguenillé, tu étais encore bronzé, la peau de tes bras et de tes épaules nus rayonnait sous le vasistas. Tu voulais faire l’amour, protestais-tu.

« Mais enfin ! J’ai lu tous tes livres. J’ai passé un temps formidable à l’ombre de tes lettres. Toi, je ne sais même pas si tu as retenu mon nom. Tu n’as jamais lu la moindre ligne de moi. Nous parlons depuis 20 minutes, je ne suis rien pour toi, je ne suis personne. Je suis n’importe quelle femme. Ça ne s’appelle pas faire l’amour. Tu sais, le viagra, c’est mauvais pour le cœur. Je ne suis même pas sûre que je puisse me sentir personnellement visée par cette incontestable érection. Oui, bon, tu es magnifique, j’en conviens. Je ne saurais même pas dire si c’est un honneur… dans mon pays, ce n’est pas ça, faire l’amour. Tu souffres. Non, mais est-ce que tu te rends compte de l’état dans lequel tu es, là, tout de suite ? Tu imagines que tu puisses me faire du bien dans cet état-là ? » Tu as chopé un fou rire, comme un enfant, tu te tordais sur le lit, tu remuais les pieds. Je voyais le moment où tu allais te lever pour prendre des notes. Je restais très sérieuse. « Je n’ai pas peur de toi. Je vais te masser le dos. On verra après. » Ça avait l’avantage de t’obliger à t’enfouir dans le matelas. Tu t’es extirpé du marcel. Je t’ai coincé les jambes. Tu t’es abandonné. J’ai entrepris de te toucher le dos. Tu te détendais. J’étais de plus en plus concentrée, de plus en plus loin d’une quelconque circulation érotique ; tu t’es brusquement retourné. Là, j’ai vivement reculé au pied du lit et j’ai jeté mes jambes en avant, en ripostant : « ok. Masse-moi les pieds, si ça me fait quelque chose, on verra pour le reste. » Tu as pleurniché : « mais je ne sais pas faire ça, je n’ai jamais massé les pieds de personne ». J’ai ri aussi. « Allez ! Essaye ! Si ça se trouve, tu es super doué. »

Je t’ai tendu les pieds. « Mais tu as des seins si beaux, je veux les toucher. » « Essaye d’abord avec les pieds ! Tu sais, ça n’a rien d’anodin. Dans ma génération, on dit prendre-son-pied… alors va-s-y, prends le mien ». Tu as obtempéré distraitement. Tu as empoigné mon pied droit. Je me suis sentie démembrée. Ton regard descendait par la fenêtre, en bas de l’échelle. Tu avais de grandes mains musclées d’homme qui ne rechigne pas à s’en servir pour autre chose qu’écrire, dessiner, ou jouer du piano. J’étais sûre que tu avais construit toi-même tout ce (je devrais dire le peu) qui se trouvait dans cet espace spartiate. Je regardais autour de moi ce dépouillement criant, cette négligence totale à l’égard d’une possible beauté, ou d’un quelconque confort… rien là ne saluait la vie. J’étais peu à peu gagnée par une tristesse colo-s-sale. Je savais que tu possédais d’autres lieux, ailleurs : un balcon où tu faisais pousser des ombres, une villa au bord de la mer, mais quelque chose me soufflait que nulle part, tu ne cultivais la beauté, ou le plaisir. De quoi voulais-tu te punir ? Cette question s’est levée en moi.

J’ai replié les jambes. Ta fatigue me gagnait, s’insinuait. Ton épuisement. Je t’ai enserré dans mes bras et je t’ai dit : « Il est tard. Je suis attendue. J’avais prévenu que je n’arriverais pas tôt, mais là, si je continue, la fête sera finie. Je vais m’en aller. Si tu veux, je reviendrai te voir à un prochain passage. » Tu as répondu, boudeur : « Oui, téléphone-moi, Le Hène »… Je ne l’ai pas fait tout de suite. Je ne savais pas vraiment quoi penser de tout ça. Dans ma vie d’alors, toutes sortes d’événements se précipitaient et il me semblait que s’ouvraient devant moi des chemins incompatibles. Aucun écheveau ne saurait tisser tout ça. À quel pas suivant consentirais-je ?

Comment ai-je appris que tu avais eu un accident vasculaire ? J’ai oublié. Quand je t’ai appelé, tu venais juste de retrouver la force de grimper les étages. Tu avais été hébergé à l’hôtel pendant quelques semaines en sortant de l’hôpital. Nous avions rendez-vous au début d’un après-midi. L’air était lourd. Quand je suis sortie du métro, c’était comme un maléfice : je tournais-virais, impossible de retrouver ta rue, encore moins ton immeuble ; le temps passait, j’étais de plus en plus en retard. On aurait dit que j’étais tombée dans une autre dimension. Finalement j’ai retrouvé le fil… Quand je suis arrivée au cinquième étage, essoufflée, hagarde, en sueur, tu as ouvert la porte ; l’air puait le tabac de ta pipe, je ne voyais même pas le fond de la pièce ! tu te tenais devant moi en caleçon et marcel (toujours ce blanc infâme) ; je t’ai tenu dans mes bras, puis je t’ai écarté doucement pour aller ouvrir la fenêtre en grand. « Qu’est-ce que tu fais ? Tu veux mourir étouffé ? » Tu ne tenais pas debout. « Tu veux un café ? » « Non. C’est gentil, merci, va t’allonger, tu ne tiens pas debout. »

J’ai laissé mes souliers au bas de l’échelle. Tu avais une terrible boursoufflure rouge qui grimpait à l’assaut de ta jambe. Avec tes bas de contention et ton visage cartonné, tu avais l’air d’une petite vieille. Ton dernier livre venait de paraître, je l’avais acheté à ma libraire préférée, mais je n’avais pas encore eu le temps de l’ouvrir. Je suis descendue le prendre dans mon sac. Je suis revenue m’assoir à côté de toi. Mon téléphone n’arrêtait pas de sonner. Je t’ai expliqué qui insistait ainsi. « Je ne peux pas lutter, là, je n’ai pas la force ! Laisse-moi toucher tes seins ». Mes seins, comme la dernière cigarette d’un condamné ? « Arrête. On est tous en train de mourir et toi, ce ne sera pas tout de suite. Tu te mettras encore en prison un certain nombre de fois. » Et tu as ri, c’était déjà ça.

J’avais raison : tu as encore vécu dix ans et fini plusieurs livres. « Qui sait ? Le cinéma est resté en suspens dans ta vie aussi bien que dans la mienne, peut-être même écrirons-nous des scénarios ensemble ? Je suis sûre que j’adorerais écrire avec toi. »

Tu as eu cette moue que tu avais sûrement inventée pour ta mère. Tu ne parlais pas. Tu me faisais ta Laureen Bacall, tu me regardais par en-dessous. « Allez ! » J’ai tendu le livre. « J’ai bien mérité une dédicace ? » Je t’ai tendu un stylo. Tu as fait ton éternel petit dessin et tu as tracé deux bulles : dans l’une on pouvait lire « Je t’aime », dans l’autre, « il dit ça à tout le monde ». Tu m’as rendu le livre et le stylo, en murmurant : « Tu sais, j’ai eu le temps de penser beaucoup à toi, à l’hôpital. » J’ai lu. J’ai ri. « Merci. Excuse-moi, je vais m’en aller. Je suis asthmatique, je ne peux pas respirer ici, même avec la fenêtre grande ouverte. Et puis ça va me casser la voix. Je travaille tout à l’heure : j’ai besoin de pouvoir parler et lire à voix haute. Si je reste plus longtemps avec toi ici, je ne pourrai pas le faire. Je m’en vais. » Et je t’ai embrassé sur le front.

Nous ne nous sommes plus parlé. Dans le livre que tu avais bien voulu dédicacer, il y avait une aventurière aux yeux verts, qui animait des ateliers d’écriture. Est-ce que toutes les femmes qui venaient à toi avaient les yeux verts et des penchants graphomanes ? Un jour, était-ce l’année suivante ? j’ai appris que tu venais présenter ce livre dans la bibliothèque de la ville où j’officiais encore. Je t’ai téléphoné. Tu avais l’air content. Tu m’as avoué que tu te sentais encore très fatigué. Je t’ai dit : « Tu viens présenter ton livre dans mon fief et il y est question d’ateliers d’écriture. J’ai fait lire l’intégralité de ton œuvre à bien des gens de cette ville. Inventons ensemble une manière originale de présenter le dernier ». Tu as murmuré : « Oui » de la voix de quelqu’un qui sourit au bord d’un semi-sommeil d’insomniaque… « Bon. Chouette. Alors j’appelle la femme qui a organisé ta venue et je te rappelle ».

J’ai proposé ça à cette responsable de l’animation, sans lui préciser quoi que ce soit sur les aventurières aux yeux verts, ni l’interroger sur la couleur des siens. J’ai dit que je venais de te parler. « Vous savez, il est très fatigué », a-t-elle répondu d’emblée, « j’ai peur que ce ne soit trop pour lui… mais je vais l’appeler et je vous reviens ». Mais elle ne téléphonait pas. Alors c’est moi qui l’ai fait. « Il dit qu’il ne vous connait pas, qu’il ne vous as jamais rencontrée, qu’il ne sait pas qui vous êtes, ni quoi que ce soit sur cette histoire ». Elle était sans merci. Je ne me suis pas défendue. Dans le fond, peut-être que ça pouvait se résumer ainsi : j’avais introjecté ton existence, le suc de ta manière d’écrire, tu m’avais secrètement adoubée, tu avais compris quelque chose de moi et tu me l’avais renvoyé. Nous n’étions pas synchrones et rien d’autre n’était possible que ce que j’avais appris de toi dans ces conversations.

M’avais-tu reniée ? Trahie ? C’est ce que j’ai d’abord conclu dans la violence de ma déception. Mais on est dix ans plus tard, je suis heureuse; il est évident que la vie avait d’autres projets. J’ai eu un AVC à la fin de l’été. J’ai connu une fatigue terrassante qui me rappelait la tienne. Je n’ai pas de trous de mémoire (je veux dire : j’ai la mémoire trouée, normale, donc). Je me souviens qu’une fois, bien avant cet épisode alarmant, je faisais partie d’une grande tablée sous un préau ; Alfred Jarry était mort… ça se fêtait… une femme était à ma gauche, elle m’a dit son nom et je l’ai regardée, probablement bouche bée, comme si c’était un jeu, dont j’ignorais la clé. Ce n’était pas un nom banal. Elle a ajouté, je suis la femme du photographe… mais rien en moi ne connectait. Elle a situé… Oh, mon dieu, j’avais travaillé avec lui deux fois, des semaines durant, et c’était passionnant. Mais là, je descendais d’un bus où je venais de mener des relaxations jarryques pendant tout un matin, j’avais faim et mon cerveau ne faisait pas le lien ! Une fois aussi, une femme à la voix détectable entre toutes m’a téléphoné. J’étais en train d’écrire. Elle m’a dit son prénom… Elle s’est mise à me parler d’un tel et d’une telle… il m’a bien fallu la laisser faire dix minutes avant que je l’identifie. Était-ce ce qui s’était produit ? Étais-tu en train d’écrire quand cette femme t’a téléphoné ? Est-ce que la vie trouvait que c’était une fausse bonne idée ? Est-ce qu’elle passait par ton absence transitoire pour nous libérer tous les deux d’une fausse piste ? Je croirais volontiers que oui. Je crois que la vie sait ce qu’elle fait. Va ! J’espère bien qu’où tu es, la douleur n’y est pas. Je penserai sûrement à toi quelquefois ; ce sera dans la gratitude et la paix.

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