Bye-bye, dévastation !
Vastitude, salut…
Je n’avais pas treize ans, quand j’ai commencé à me sentir intriguée par deux concepts : la Volonté et l’Amitié. Quel rapport, demanderez-vous ? J’en sais rien ; je pressens un lien…
Je suis allée au cathé. Allez ! Ne me lancez pas une savate. Ça peut arriver : dessiner d’affreuses petites flammes sur la tête d’hommes en… plus ou moins toges ; ânonner des prières ; se tortiller au fond d’un confessionnal, bouche ouverte et souffle court (J’ai fait du mal ? Sûrement… faut raconter quoi ? Ça pue le renfermé ! C’était quand, le dernier chiffon de poussière ? J’ai froid. Combien de temps faut tenir là-dedans ? Faut regarder en l’air ? Je ne vais jamais me souvenir des prières. Il est plus difficile pour un chameau…)… Que ton nom soit sanctifié – je ne comprenais rien à ce vœu et ça n’est pas plus clair aujourd’hui, mais ça ne m’a jamais tracassée. Seulement pourquoi diable pouvait-on incanter : Que Ta volonté soit faite ! Postuler un père universel – notre Père – en déduire que nous sommes tous frères, ça, fastoche ! Mais Que ta Volonté soit faite, ça, c’est bizarre, oui ? Ça fera bientôt 60 ans que ça m’intrigue. Allez savoir pourquoi, depuis mon fond polyglotte facétieux, je n’ai jamais entendu : que ta volonté soit fête !
Alors le premier livre que j’aie acheté, non prescrit par l’école, était un Que-sais-je : De la volonté. Mais je n’arrivais pas à le lire ; je l’ai revendu en quittant Paris pour Montréal. Puis j’y ai repensé souvent, comme à un rendez-vous manqué, jusqu’à ce que mon cher Gégé me le dégote à nouveau, presque 50 ans plus tard. Alors je l’ai lu, à petite dose, le matin. Ça a duré des semaines, mais je n’en ai pas tiré la moindre conclusion. Comment savoir ce que je veux ? Comment discriminer une volonté divine ? Comment deviner Dieu ? Comment déchiffrer son mouvement ? Se laisser être son instrument ??? Bigre ! Je flairais là un danger absolu… un truc gravissime, plus grave que de se montrer arrogant, prétentieuse, mais ça pouvait aussi s’avérer une clé… une sorte de délivrance, d’une cape d’opprobre, sous laquelle chacun pouvait s’envisager comme une erreur. Je ne suis pas une erreur, tu n’es pas une erreur, personne n’est une erreur : nous sommes l’une des minuscules voies de la volonté divine… Mais alors ? pas une voie d’obstruction ! Le choix ? Le libre arbitre ? on en reparlera un jour (tous les boomers ne sont-ils pas les descendants cachés de Sartre et de Camus?) ; chut ! pas maintenant, sinon vous allez encore alléguer que j’écris trop long…
Est-ce le durcissement d’une certitude concernant le repérage de cette Volonté divine, qui assèche la source du vivant ? En clair : comment peut-on être sûr que dieu veuille qu’on aille en massacrer d’autres ? Est-ce que la certitude entraîne une inhibition du péristaltisme intestinal ? Quand devient-on si sûr qu’il faut défendre un territoire et lui sacrifier des vies ? Qu’est-ce qui conduit à s’estimer autorisé à porter atteinte à d’autres formes de vie ? Est-ce que ça existe vraiment, la « forme » de vie ? Je vous demande pardon, mais je suis née le jour de la saint Thomas, donc : sous le signe du doute. Heureusement, y aura toujours la voix d’Anne Sylvestre… La volonté me laisse perplexe, la petite mienne, ou la grande divine…
Qu’est-ce que je veux ? Qu’est-ce que tu veux ? Tu voulais ça, ben, tu l’as eu ! So what ? Qu’est-ce que Dieu veut ? Qu’est-ce qui se veut à travers moi ? Volonté des volontés, où est la boussole ? Bon. Ils me laissent rêveur, ceux qui veulent… même rien qu’une maison dans le Sud avec une piscine, ou une décapotable… (oui, je l’écris au masculin, parce que ça ne m’a jamais fait rêver, donc ça ne peut pas me laisser rêveuse). Bon. Si ! je craque sur des kimonos, des paravents, un tas de trucs qui correspondent à la vie que je tends à mener… des trucs pour rentrer dans ma peau ? Je veux, en fait… Je veux ! (Encore une interjection à la mode dans mon jeune âge – je veux ! ah, oui, vous n’aviez qu’à vous exclamer « je veux, mon neveu ! » pour me sidérer… « Si dieu veut, ponctuait ma grand-mère, et la vache aussi ! »)…
Et Amitié, alors, Amitié ? De qui dites-vous : « c’est mon ami ! » ? Y faut-il une grande surface d’accordailles ? Est-ce compatible avec de violentes diatribes ? Des gouffres de divergences ? Des milliers de kilomètres de distance ? Plus de vingt ans d’absence ? Depuis le début, je veux dire depuis-l’école-primaire, quand j’ai commencé à entendre : « tu n’es plus mon amie » (désolée, mais personne ne m’a jamais demandé la permission d’être mon ami(e)… je me suis demandé ce que c’est que cette histoire d’amitié.
Bon. C’est vrai. Ces temps-ci je m’inquiète pour un homme, que je fréquente depuis 1988 et qui à présent met son savoir exceptionnel au service de la guerre, voyage à travers la planète avec une femme caractérielle, très moche et pleine de fric, et se gave de viagra pour entendre les féloches de ses maîtresses piochées sur des sites spécialisés. J’avoue, j’ai du mal à écouter de ses nouvelles. J’ai du mal à le rappeler. Je pense à lui, mais on dirait une complication digestive. Ce n’est pas que je condamne ce qu’il fait. C’est que quand il m’en parle, j’ai envie de m’enfuir. En fait je reste assise, dans le café parisien en face de lui, ou au téléphone depuis mon canapé préféré ; je le vois, je l’écoute. Mais dans une certaine réalité je suis déjà partie. Je ne peux pas rester là. Ce n’est pas que je puisse lui dénier le droit d’exister tel qu’en lui-même, c’est que moi je ne peux pas exister là. Je ne peux plus respirer. Je ne peux même plus me lever pour pisser. Je suis tétanisée. Rien de ce que je pourrais articuler ne saurait s’avérer pertinent. Je m’interloque. Juste : je ne suis plus compatible. Le redeviendrai-je un jour ? Je l’ignore. L’ai-je jamais été tant que ça, qui sait ?
Il y en a un autre aussi. Son nom signifie : le porteur de lumière dans le passage. Je l’ai vu inventer des voies très audacieuses. Derrière son petit look de chef du service Comptabilité chez feu E.D.F., il était terriblement inventif, il m’aidait à regarder le monde sous un jour enchanteur. Avec lui, s’en laisser conter devenait un jeu enthousiasmant. Ça réveillait mon courage. Lui parler faisait de mes tentatives une féérie. Si ! Plusieurs fois, à certains carrefours de sa vie, il est venu me voir, même après que j’aie encore quitté Paris et que ma vie ait traversé des tunnels d’effroyables opacités. Comme si évoquer avec moi ce qu’il mijotait revenait à passer un seuil. Comme si j’étais la sorcière gardienne de la porte secrète et que j’allais sortir de mon aube le peigne à lisser les chemins. La dernière fois, j’ai refusé. Je ne pouvais pas. C’est difficile, ce genre de refus, parce que les gens ont tendance à vouloir qu’on les justifie. C’est comme pour un divorce. Personne ne vous demande jamais pourquoi ce mariage. Mais divorcez et là, il vous faudra articuler des raisons. Ne commencez surtout pas à vous la jouer Montaigne – parce que c’était lui, parce que c’était moi ! Mais il n’est plus lui ? Tu n’es plus toi ? – Ou alors il vous faudra soutenir une discussion sur la persistance de l’identité et là, où est la sortie de l’auberge ?
Parfois, je me sens curieuse, ou attendrie par certaines personnes ; parfois, ça dure et puis un jour… J’ai tendance à disparaître, quand je ne peux plus bénir certains « choix », quand je ne suis pas un témoin paisible… Ça ne sert à rien, de rester dans la proximité, si ce n’est pas de tout cœur et le souffle libre. Ça n’empêche pas les pensées fugaces et l’affection vivace. C’est juste que… ne sommes-nous pas responsables de notre vie ? je reste persuadée que ce qui l’entrave, ce qui – réduit la vitalité, ternit le flux d’amour, occulte la joie et menace la liberté – doit être reconsidéré dans la distance. La liberté est un indice majeur de l’amitié. Que ce soit clair : on ne doit compter sur personne. L’amitié n’est pas fonctionnelle. Pouvoir compter sur quelqu’un n’est pas le signe qu’il s’agit là d’une amitié. Je compte sur l’abondance du monde, sa vastitude toujours insoupçonnée et les relais inopinés de cette vastitude prodigue… Peut-être que l’amie, c’est celle qui vous rejette encore et encore dans le courant de l’existence, qui vous re-dépose sans cesse au seuil de la vastitude.
Quand je suis incapable de bénir les explorations de l’autre, si je ressens vivement l’obstruction de mon passage dans le courant de la vie et la nausée qui enfle en moi, un détour s’impose. À quelle distance dois-je être pour retrouver une liberté de respirer, de bouger ? Où dois-je me mettre pour me sentir libre de sourire ? Ça ne délivrera pas la planète des dangers apocalyptiques, que je refuse de réfléchir à mon hygiène relationnelle. Je suis peut-être à vous parler des dessous de la mort ?
Bon. Continuons. Qu’est-ce que c’est que cette affaire d’amitié ? Est-ce toujours de l’amitié, quand je n’arrive plus à écouter, sans sentir en moi monter le rugissement ? Est-ce encore de l’amitié, si je dois raidir ma nuque, pour continuer à voir ce que je vois ? Si en entrant dans cette sphère-là, je me retrouve en apnée ? Ce qui regimbe en moi n’a alors rien de personnel. Si je vous avoue que je rechigne à l’irrespect de la vie, est-ce que je vais encore être traitée de péteuse ? Qui suis-je pour estimer par où passe la vie, où surgit son impasse ? Personne, justement. Ma réticence ne procède pas d’un intérêt particulier. Ce n’est pas une décision intellectuelle, ni une répulsion émotionnelle… C’est vrai, je commence toujours par m’ennuyer ; voilà un indice. Mais c’est aussi une réaction physique. Un haut le cœur. Une respiration en suspens. Une crispation. Une fuite impérieuse qui s’amorce. En fait, un retrait qui a déjà commencé… Le mouvement de me sauver a déjà commencé dans le secret de mon organisation musculo-squelettique, et si ça dure un peu, ça doit déjà s’inscrire dans mes organes. On dirait que je suis toujours là, mais en fait, tout mon système organique me prédispose à déguerpir.
Parfois le temps ayant favorisé le distendu, je peux laisser revenir certains émerveillements. En général l’autre personne ne tolère pas trop ce retour enraciné dans la reconnaissance de ce qui a eu lieu et pétri du souvenir persistant de cet émerveillement, peut-être mâtiné de manque. Je m’étais retirée. Je ne pouvais pas m’en abstenir. Mais c’était une décision unilatérale. Je suis tentée de revenir ? Il est rare que l’autre accepte de s’exposer à une nouvelle approche, au risque d’un nouveau retrait… Je peux essayer de respecter les mouvements complexes de mes attirances relationnelles, mais quid du désir de l’autre ?
Au-delà de toutes les rencontres et de tous les éloignements, par delà les oublis et les réminiscences, les rapprochements enthousiastes et les écarts perplexes, voire écoeurés, il demeure en moi un manque. Immense. Constitutif ? C’est peut-être ce que certains hommes de ma vie ont appelé mon « puits sans fond », ou mon « tonneau des Danaïdes » ? I can get no. Alors y en a qui en tirent un succès ! et d’autres à qui ça vaut répudiation ? C’est louche, j’vous dis. Du bist genug, dit-on en allemand. Ah, c’est pas tous les jours que je vous parle allemand. Genug. Assez. Tu fais le poids ? Tu es à la hauteur ? Tu donnes satisfaction ? Tu es suffisant ? Ah, non. Quand on dit de quelqu’un qu’il est suffisant, ça veut dire qu’il pète plus haut que son cul.
Et si cette insatisfaction, c’était mon ouverture sur l’infini ? Mon orientation à l’inachevé ? à l’immensité constitutive de la vie ? Mon septième étage à ciel ouvert ? Mon attention opiniâtre à ce qui n’est pas fini, à ce qui n’est pas achevé. Je participe à ce qui ne cesse pas, ça m’appelle ; c’est une part de moi qui entre en résonance avec ce que Lacan, à la fin de sa vie, le dernier Lacan (n’est-ce pas ainsi que l’on nomme l’horizon final d’une recherche ?) nommait l’Incessant ; je participe de ce qui ne cesse pas. Je proviens de l’Incessant et j’y vais. Je suis de l’Incessant !
L’acceptation de l’immensité foncière, avec son inévitable puissance de métamorphose, c’est sans doute ça qui est divin. Dieu est une puissance d’aventure. Ce matin j’acquiesce au divin à travers moi. Je souris à l’immensité. Je considère avec douceur ce qui ne la supporte pas, cette immensité. Je souris. Je reconnais l’organicité de ce sourire. Vous savez : quand le sourire vient des profondeurs, quand votre ventre commence à sourire avant, bien avant vos zygomatiques ? que vos lèvres sont comme la corolle de la fleur qui finit de s’ouvrir à l’air solaire du matin, plongeant ses radicelles aux profonds frissons du sol – vous savez : quand vos yeux deviennent la fontaine de votre sourire ?
Magnifique ! Tellement bon de lire ce qui palpite en soi ! merci Maryk
Que sais-je ? Qui suis-je ? Où vais-je ? Houlala que c’est compliqué… Mais bon je m’accroche aux branches et au reste… J’aime beaucoup… ce texte.
Bon. Alors si je comprends bien : tu aimes ce texte, mais tu préfèrerais que je me délivre du compliqué, pour mieux exprimer le complexe, c’est ça ? J’y travaille. À vrai dire, quand j’écoute mon frère parler, je suis devant un miroir très instructif : il devient hélas alors pour moi évident que la sur-adaptation au système scolaire de l’élite du centre de Paris produit des noeuds au cerveau très difficiles à détacher. Mais t’inquiète : j’en ai conscience à présent, de plus en plus clairement, et j’y travaille ! Je laisse de plus en plus s’épanouir mon père intérieur, je le laisse jurer, sortir son argot… je laisse ma tribu transparaître et j’ose de plus en plus cette base… non plus pour en partir, ou y rester… mais pour sortir de cette binarité originelle et oser être qui je suis : quelqu’une qui est née chez eux, parmi eux, dans leurs inestimables richesses, et a bourlingué dans des pauvretés insoupçonnées, des ailleurs conceptuels, ou des lointains topographiques, et qui peut procéder d’une ouverture, de l’infini des possibles, plutôt que de frontières identitaires. Partir ? Revenir ? Quitter, rester ? Cheminer. Être là. Dans les turbulences de l’exploration, ou les havres, les bourrasques de l’expérience, ou les calmes impromptus, dont on ignore si souvent de quelles tempêtes imminentes ils sont annonciateurs. Merci d’être venu ! et d’avoir laissé cette trace…
Et puis : si tu es bien le GG du Que sais-je, je crois que tu es la seule personne que je connaisse qui ait lu l’intégralité des oeuvres de Céline, y compris les publications posthumes, alors mes petits articles, ça devrait le faire, tu devrais t’en tirer !