À Franck – père qui a su me faire mère, décédé le 19 mai 2001 / musicien
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À Mark, mon frère, ô cher vivant tenace / musicien
Vendredi matin je suis allée aux funérailles de Michel Aumont / musicien. J’ai rejoint une soixantaine de personnes qui piétinaient sur le parvis de la chambre funéraire, derrière l’hôpital, à Saint-Brieuc, côtes d’Armor. Il y avait beaucoup d’hommes, de bien des âges. Toutes sortes de gabarits. Certains portaient des étuis en cuir patiné, aux formes bizarres, et j’ai pensé : ils vont sortir leurs instruments et jouer encore une fois pour lui. C’était spacieux et presque tout le monde était masqué. Au moins ça protégeait le visage de cet air frisquet qui se réchauffait un peu avant qu’on le respire : un petit sas du souffle. Des clarinettes sonnaient.
Nous étions debout. Devant le pôle funéraire étaient installés deux écrans, pas si grands que ça, et des baffles que je n’ai pas comptés. Je suppose que même en approchant, je n’aurais pas pu distinguer le visage de cette voix que j’entendais et que j’attribuais à une femme. Je ne sais pas si le bleu roi provenait des murs de la pièce filmée, où les « proches » étaient rassemblés. Le parallélépipède de bois sombre et luisant, si minuscule sur les images rectangulaires en plongée, me paraissait irréel ; je n’arrivais pas à croire que Michel Aumont y était allongé.
Il y avait tant d’amour sur ce parvis : il semblait évident que tous les espaces qui s’étaient ouverts entre Michel Aumont et les gens qui se tenaient là, presque tous silencieux, les yeux rivés aux écrans, restaient béants et si intensément habités que je pouvais sentir la présence de Michel Aumont démultipliée par tous ces intervalles initiés, gorgés de l’enthousiasme de la rencontre.
Un jour peut-être se creuserait l’appel du vide. Et encore… Ce qui a pris place dans la densité du vivant tient de l’éternité de l’instant. Sans doute que Lacan (« le dernier ») aurait dit que ce qui a insisté dans l’instant ne peut qu’insister encore… Ça ne saurait disparaître ! Parfois nous ne sommes plus capables d’accueillir cette insistance et nous la contournons ; mais l’éternité, elle, ne se détourne pas, si ?
J’ai été très touchée par ce que racontait cette personne chargée d’évoquer l’existence de Michel Aumont. J’avais oublié qu’il venait de Caen ; pourtant quand j’avais quitté la Bretagne pour retourner vivre en Normandie, un jour que je le croisais chez Rollais (ce café au plafond peint, depuis plus d’un siècle au service des fraternités de comptoir, une vraie légende de cette ville !), il m’en avait parlé. En conduisant, je pensais à Véronique Constance. Je crois me souvenir qu’elle a deux filles. Michel, a-t-il des enfants ? Une fille de l’âge de nos chers Marseillais et un fils de l’âge de notre Montréalais provisoire – nés d’une Marie-Christine mentionnée avec délicatesse et dignité par la voix officiante. Je n’ai pas pensé à ces grands-parents-là, pour ces deux jeunes adultes ; je me suis demandé si les parents normands de cet immense artiste étaient là, inévitablement fiers de tout ce qu’on disait de lui… J’imaginais aussi l’horreur d’avoir à vivre les funérailles de son enfant. Est-ce que c’est dans les livres qu’on prétend à un ordre des choses ? Seules nos idées préconçues feignent qu’il y a un âge pour mourir et un ordre des générations.
Ce matin-là, avant de partir, j’avais tenu à fêter l’anniversaire de ma chère Violette, ma copine d’enfance, née d’une famille de réfugiés espagnols… et alors ? Étrange coïncidence : il y avait un Félix Moreno (lui aussi venu d’Espagne à la recherche d’une terre d’asile), dont procédait Michel Aumont. Ah, d’accord !!! ai-je songé : alors le phalanstère se rêvait déjà dans tes cellules, ô musicien d’exception ! Parce que, oui, Michel Aumont était un clarinettiste virtuose, bien sûr. Mais je le confesse : la plupart des virtuoses m’ennuient ; souvent leur acharnement conquiert la place de ce que j’appelle la musique (un concept que je n’entreprendrai pas d’élucider ici, parce que, à l’instar de l’amour, dieu ou la liberté, ça prendrait des étagères).
Même en solo, Michel jouait collectif. Il jouait souvent en bande, bien sûr, c’était un leader paradoxal – charismatique et discret : un auteur de l’inventer ensemble (je passe sur les instruments que tu réalisais…). Un guide de l’impair, un subversif de la structure, un aventurier du savoir décloisonné, un adepte du cercle, un apôtre du et-comme-ça-ça-donnerait-quoi ? Né un 27 août ? Athlète du transversal, du biais, de l’autrement. Concepteur ! même du mot que précédait son exploration ; des gènes polyglottes (nous en avons tous !), ça aide à se dégager du sens convenu et laisser surgir la forme nouvelle ?
Edgar Morin prône l’avénement du poète potentiel qui existe en chacun de nous ; au commencement était le Verbe ; il affirme que la création d’un monde vivable pour chacun nécessite la combinaison de toutes nos paroles poétiques sans exception, que l’accueil de toutes ces paroles et leur combinaison est la condition pour qu’une réalité naisse, où nous soyons tous compatibles : la poésie ne se délègue pas, sauf à risquer l’exclusion. Michel Aumont était un poète au sens grec, un inventeur ! Et le mot « armorigène » – comme si nous pouvions être des formes de vie générées par cette côte de Bretagne, non seulement nouveaux venus au monde, mais aussi perSONnes à la poursuite d’archaïques mouvements… – le mot « armorigène » n’était manifestement qu’un signe émergeant de cette faculté-là.
J’ai entendu que tu disais, Michel : « la religion, c’est la spiritualité qui pue »… alors il nous a manqué quelques verres au comptoir : je t’aurais dit que tu confonds « religion » et « église » ; la religion, étymologiquement, c’est le fait de se relier, oui ? J’ose le proclamer : tu étais profondément religieux !!! sur une scène où tu figurais, la frontière ordinaire entre le spectateur et l’artiste disparaissait tout de suite. Tu avais un tel sens de l’accueil de l’autre que tes sons créaient illico une auberge sacrée, et les vies qui s’y hasardaient entraient aussitôt sous ta protection pour recevoir un message infraverbal de bienvenue. L’histoire des églises est un champ convulsif d’exclusion, d’accord. Sans doute souhaitais-tu écarter le dogme et l’illusion de l’entre-soi. Mais tu étais (et alors tu resteras) un abri délibéré et instantané de l’autre.
Mordant ? Taquin ? Il s’en trouvera d’autres pour le raconter. Sans doute, les quelques fois où nous avons parlé, t’ai-je assené tellement de reconnaissance que tu n’as pas trouvé l’audace de la raillerie, et puis j’hébergeais tant de tristesse… Tu étais bien trop sensible pour te moquer… et alors tu n’étais qu’étonnement, c’est ce dont je me souviens… et du respect de moi-même immédiatement recouvré.
Cette voix évocatrice a parlé de ta qualité d’incarnation. C’est décelable même sur les vidéos où tu danses avec ta clarinette. Quand il a été question des quilles avec lesquelles tu pouvais jongler, de ton habileté avec cinq balles et de toi comme funambule, j’ai encore pensé : ah, d’accord !!! Dans ta façon d’être sur scène, bien sûr, mais aussi dans ta façon d’être debout à une terrasse, le long d’un quai, ou juché sur un tabouret de comptoir, on savait bien que tu étais conscient de vivre entre ciel et terre et que l’appui de l’air, ça te connaissait.
Tu étais tellement vivant : ton regard irradiait de tendresse, ton sourire était une auberge espagnole, tu étais plus sensible que la plus vibrante des harpes celtiques, tu bougeais comme perSONne, tu jouais dans cette qualité d’incarnation-là, tu supportais ton émotion et celle de l’autre, tu pensais tellement plus librement que la plupart. La voix a dit que tu étais « entier ». Oui, c’est le mot. C’est assez rare d’échapper ainsi à la castration (pardonnez-moi, Lacan ne me laisse jamais seule très longtemps)…
Les vivants sont contagieux, n’est-ce pas, Véronique ? Tu m’étonnes que les hôteliers ou les cafetiers chez qui vous séjourniez ne pouvaient que saluer leur chance et dissiper la question de l’argent. Toute cette chance est inscrite si profondément en chacun de ceux qui ont croisé cet être que même moi, qui avais juste été une spectatrice enchantée et une concitoyenne ravie, une sœur de comptoir parfois, je pleure et je pleure et je pleure ; je crois : parce que c’est très rare, un tel degré d’avènement de l’âme, une telle intégration des paradoxes – une intégration radicale du corps et de l’âme et une désincarnation, voire une transsubstantiation, comme la musique, à un certain égard seulement, parce que là, avec Michel Aumont, la complétude était telle qu’on expérimentait la contagion de la vibration vitale.
Alors ma belle Véronique, je te salue et je te jure qu’il te faudra tourner le dos au soleil couchant, si tu veux t’y sentir seule un jour, parce que de là où je suis, je sais que tu as vécu comme peu d’humains ont l’occasion de vivre et je sais que si tu as vécu ça – comme je suis certaine que tu l’as vécu – ton avénement est irréversible et je ne pleure pas seulement en pensant à lui, mais en laissant se loger en moi la conscience de la sphère qui a pu éclore entre vous et qui est impossible à clore… fuck les connards qui te parleront de « faire ton deuil ». Écoute Alan Moore : la mort invite dans une réalité augmentée. Tu es au seuil du septième sceau, ma belle Véronique, et tu es celle à qui a été accordée l’initiation à la joie. Même si je ne suis en rien ton intime, je sais qu’à ton âme audacieuse, il n’est pas trop tôt pour le dire. Je suis partie avant la fin, ce vendredi-là, mais il n’y a de fin qu’illusoire, c’est ça ? Rien d’authentique ne cesse jamais. La tolérance à ce qui ne cesse pas, c’est l’invitation du vivant ?
Un contraste saisissant par cette évocation de l’extrêmement vivant dans des circonstances qui ne le sont guère. Évocation d’un être entier dont le cœur et le souffle ont su habiter chacun de ceux qui l’ont connu et écouté.
« Rendre son dernier souffle », malgré les circonstances, est-elle une expression appropriée? Pas si sûr ! Qu’est-ce que le souffle ? j’oserai dire que le souffle est un élan, une source d’inspiration…surtout pour un clarinettiste.
Le souffle déterminera la qualité du son, ses modulations. Le souffle n’entre pas dans les cases. C’est un nomade qui traverse les âges, s’inspire des racines tout en cassant les structures. Le souffle perçoit les infrasons et ultrasons qui modulent nos âmes. Non, ce musicien n’a pas rendu son dernier souffle. Tu écris « ils vont sortir leurs instruments et jouer encore une fois pour lui » et non « une dernière fois pour lui » !
J’ai eu l’impression d’assister à un concert apparemment muet, mais j’ai senti des âmes conniventes, et vivant une même intensité de vibration. La vibration se contente t-elle de ce monde purement physique ?
Merci, Claire, pour cette lecture congruente ! je trouve tes questions très belles… sans volonté d’y répondre, parce que je trouve que nos questions ne méritent rien tant que d’être portées et supportées, j’ajouterai en écho que la vibration est peut-être ce qui, au long de l’incarnation, excède déjà celle-ci et nous prépare à une autre vastitude… peut-être…