Quels gestes pratiques ai-je rendu supportables en l’écoutant ? J’ai oublié ! Ariane Mnouchkine, dans son Heure bleue avec Laure Adler, évoque une sorte de devoir de regard… Comme égard ? Mais elle – presque – dénonce la tentation de détourner le regard. Bien sûr, ce n’est pas à elle que je vais apprendre que le regard est fonction de focalisation de l’objectif et de cadre, donc d’options sur le réel. C’est plutôt elle qui me l’a appris ! (Quel âge avions-nous dans cette classe de Madame Charvin, plongés dans sa mise-en-scène de 1789 ? 14 ans ? Ben, on frise les 50 ans de guidance, ma chère Ariane !!! un demi-siècle ! Et j’étais là quasiment à toutes les étapes, alors t’imagines, où ton travail a pu me conduire ? Gratitude, oui !)
Cependant le regard, je crois, ne saurait être seulement convoqué par l’alentour. Le regard est une de nos possibilités d’être là… Or, nos yeux ne sont pas des fenêtres. Bien sûr, le regard est appelé, par ce qui se passe là, dehors, mais n’est-il pas aussi mu par un appel archaïque, peut-être atavique d’ailleurs, par ce que je nomme – qui sait, pompeusement ? – mon génome interrogatif (je cherche à nommer ainsi l’espèce d’obstination interrogative, qui semble quasiment naître avec quelqu’un et persister sous différentes formes, ou même sous une forme assez stable, à travers le temps d’une existence ; comme si nous pouvions naître avec certaines spécificités : un potentiel de croissance osseuse, les yeux de telle ou telle couleur, un métabolisme du cholestérol et je ne sais quoi, mais aussi une, ou plusieurs, questions lancinantes, qui insisteraient pour se poser à travers nous) ? Et alors ça donnerait : ça me regarde, parce que j’hérite de l’élan de cette question. Et peut-être l’égard est sur cette crête délicate entre rejouer ma ou mes question(s) personnelle(s) – (celle(s) qui sonne(nt) à travers moi, personne ! depuis la nuit des temps, et qui résonne(nt) avec ce que je peux intégrer de l’alentour, en en supportant le poids. Feu-naître !
Bref ! Le regard est une action, une sorte de mouvement – voire une combinaison de mouvement(s) et comme n’importe quel mouvement, ça engage/dégage la personne dans le monde, tel qu’il se présente à travers elle et autour d’elle. Et c’est fonction de la gravité, certes. Le regard est dedans/dehors. Le regard est danse terrienne de conscience. Et alors où serait le détour ? Voire le détournement ? Cette menace que cherche à envisager Ariane, au fil de sa rencontre avec Laure Adler.
Je suis née le jour de la saint Thomas : je doute ! je regarde de travers… Je suis une as du biais, du chemin de traverse… je ne marche pas droit. Ma franchise est celle de m’y prendre autrement… Aller tout droit peut me paraître une distorsion ! Oh, il y aura bien une copine astrologue pour vous rappeler que je « suis » cancer-ascendant-cancer… Je sais bien que je marche comme ça. « Connais-toi toi-même ! » Lectrice, lecteur – même si tu changes à chaque seconde – qu’est-ce qui persiste dans ta manière d’être, parfois même contre ce que, intellectuellement, tu pourrais déclarer ta « volonté » ? Est-ce que tu as une manière à toi de regarder, une tendance – des tendances, du regard ?
Le théâtre d’Ariane est si complet, il me semble. Je me souviens de ces acteurs capables de sauter si haut, les uns au-dessus des autres, qu’ils n’avaient rien à envier aux moines Shaolin. Dans quel spectacle c’était, je ne sais plus. Je me souviens de dispositifs musicaux, qui étaient une invitation rare et généreuse à la vibration (À les écouter, on savait bien que l’oreille était un organe intégré, qui vibre – de concert ! – avec le système osseux, la peau, les espaces de résonance de nos corps rassemblés là). Je me souviens de mises-en-mouvement des spectateurs, qui étaient d’irrésistibles invitations à « se bouger ». Je me souviens de textes qui convoquaient notre intelligence et notre affect, notre enchantement et notre courage, dans des coordinations extraordinairement vivifiantes. Le théâtre d’Ariane m’a toujours paru une exhortation à être vivant et à prendre part. Et chaque fois, chaque œuvre, était une pro-position et aussi un questionnement du monde, autant qu’un questionnement du théâtre, et notamment de la place du spectateur…
Alors, c’est quoi, c’t’affaire de refus de regarder ? diraient mes potes québécoises. Bien sûr, dans la part réceptrice de mon être au monde, je peux refuser d’accorder mon regard. Quelque chose surgirait dans mon champ de vision et je ne voudrais pas le voir, ou en tous cas, le regarder, c’est-à-dire, probablement, le voir assez longtemps pour le re-garder – sans doute, en peser le sens. Si je ne veux pas voir ce que pourtant je suis amenée à voir, que se passe-t-il ? Physiquement, une rétraction du mouvement ? Ça, c’est sûr : ça coûte cher ! Bonjour, Wilhelm Reich… Refoulement. Émotionnel… voire refoulement à tous les étages : sexuel, intellectuel, spirituel. Refoulement énergétique et musculaire. Refoulement viscéral… Douleurs assurées. Alors ? Il y aurait ce qui se présente dans mon champ perceptuel et comment j’y accorde plus ou moins d’attention.
Peut-être également, conviendrait-il de différencier refoulement et retrait-bifurcation ? Peut-être y aurait-il une façon de soustraire son regard sans rétracter ses énergies ? Sans doute, ce serait une affaire de timing, une attention profilée, qui ne s’arrête pas, change de vitesse et modifie sa direction, en douceur… Et alors il n’y aurait ni contournement, ni détournement, mais détour de l’attention, maintien de direction… c’est délicat et ça frise la question de la censure… sauf à l’articuler aussi clairement que possible… je ne sais pas… il me semble que sinon, il n’y as pas de liberté du regardant.
Nonobstant, est-ce possible de voir, sans basculer incessamment dans le récit ? Je ne dis pas : je vois une forme sombre en volute ; c’est haut ; on dirait du bois… je dis : j’ai vu une contrebasse ! Même si je ne raconte le fait qu’à moi-même, il y a immédiatement une mise-en-récit. Est-ce qu’on rappellerait que Kant affirmait que l’on ne « saurait » voir que ce qu’on connaît déjà et qu’on peut re-connaître ? Par exemple puis-je identifier comme vu ce pour quoi je n’ai ni mot, ni catégorie conceptuelle ? Est-ce qu’on peut s’exclamer : je vois quelque chose, mais je ne sais pas ce que je vois. Que vois-je ?
Sans bien pouvoir énoncer ce que je pense que c’est, ai-je un ressenti ? Suis-je pluri-affectée ? Ai-je d’autres sensations concomitantes ? Ce qui se danse là de ma perception et de ma conscience intégrée, comment la gravité de toute cette présence ensemble m’affecte et selon le déséquilibre transitoire que je veux bien tolérer, comment vais-je reconstruire la stase suivante, provisoire, encore dansante ? Qu’est-ce que ça veut dire, déjà, Anastasie ? Ana : préfixe grec qui pourrait signifier de nouveau, encore, à rebours… Stase : qui s’arrête. Anastasie : qui recommence à bouger ?
Comment vais-je acquiescer à ce qui se présente, admettre que mon attention s’est arrêtée et recommencer à bouger, peut-être avec l’insistance mnésique de ce que j’ai vu ? Et là, on peut parler de re-gard, puisque je garde en moi une vision qui insiste pour être métabolisée et qui ne semble pas se dissoudre dans l’oubli ordinaire. Ça se présente de nouveau sur « l’écran noir de mes nuits blanches », dans mon théâtre intérieur… je vois encore ça, je re-vois, je re-garde. Ensuite, puisque je ne suis pas seule, quand vais-je m’exclamer : « regarde » !? En ce qui me concerne : quand vais-je écrire, accepter de désarticuler le récit, remettre mon attention en mouvement, et la vôtre, j’espère… Quelque chose a déclenché une stase, j’écris et je me remets en mouvement… quelque chose est à l’arrêt dans notre récit collectif ? Je participe à dérouiller/déverrouiller cette histoire, à lui rendre la possibilité de se remettre en mouvement, d’intégrer la multitude, de dissoudre l’univocité…
Et en corps : est-ce qu’on peut se tromper de regard ? Je ne crois pas… Mon mouvement s’initie depuis là où je passe. Même si je cessais de vivre en nomade, et que je reste ici pour les quelque soixante ans qui viennent, au bout du compte, à la fin, je n’aurais été que de passage ? Je n’ai pas décidé de vivre là où je vis. J’ai accepté d’essayer d’y être. Et j’aime ça ! C’est d’ici que je regarde, la plupart du temps. C’est d’ici que je réponds à la question : qu’est-ce qui se passe ? Le regard auquel pense Ariane est un regard qui se re-présente, un regard intentionnel, à visée collective, un regard avec élaboration sophistiquée préalable… une sorte de somme pré-organisée, une synthèse complexe d’un foisonnement de réponses à la question : qu’est-ce qui se passe ? Face à quoi elle et son équipe ont-ils l’intention de nous mettre ? Une fiction politique, en somme… quelque chose qui dort déjà en nous et demande à se réveiller, quelque chose de prolifique qui exige le renouveau d’un élan vital ? Presque ça répond à la question : qu’est-ce qui est digne d’être re-présenté, re-gardé ?
Ariane nous parle d’un temps d’action collective… je ne sais pas si j’appartiens à ce temps-là. Peut-être (vous allez rire!!!) je suis trop jeune… Peut-être j’appartiens à la convergence, à l’action locale, très incarnée, entière… peut-être je suis la fille de ceux qui avaient 30 ans en 68 et rêvait d’imagination-au-pouvoir… Peut-être je suis de la culture de la tâche d’huile, de l’action modeste, enracinée, localement proliférante et solidaire… Peut-être que je crois ce que je vois. Et que ce que je vois, je le ressens aussi, je le hume, je le pèse, je le touche… Alors pourquoi un blog ? Pourriez-vous rétorquer… parce que contaminer le vivant par le verbe est le propre de l’écriture, avec son paradoxe de lointain intérieur… et qu’il s’agit de stimuler la perception, la reconnaissance de la perception de mes co-terriens, que je ne peux pas faire autrement, que c’est ma direction intime, indétournable – une sorte de fonction per-son-n-elle – de vous inviter à la vôtre, de chanter la possibilité d’exister.
Garder de nouveau
C’est ça pour moi regarder
Il y aurait là un détour obligé
En dehors de la ligne droite
Une sorte de 2° Impression
Une sorte de 2° émotion
C’est elle qui nous met en mouvement
Dans notre collection d’images
Je vais aller goûter l’image de mer
Y mettre mon corps en émotion
Je retournerai peut être
A basse mer à Martin dans l’après midi
J’ai besoin de diluer dans la mer
Aujourd’hui mon corps moins fluide
Bizenchanteesdelis
Il y a bien longtemps que j’ ai rencontré le théâtre d’ Ariane et b ien longtemps aussi que je ne suis pas allée au théâtre mais je me souviens de mon émotion, de cette sensation d’avoir été enrichie
par sa parole , d’avoir encore envie de l’écouter . L’écouter mais aussi la voir . » qu’est-ce qui est – digne d’être représenté, regardé ? ( grande question pour un peintre/ sculpteur ! )
Je dis bien écouter car l’écoute entraîne la vibration et vibrer c’est VIVRE . Nous sommes là pour çà . ! Merci Ariane de nous donner tout çà
j’approuve ce que tu affirmes au début de ton texte » Nos yeux ne sont pas des fenêtres ». Si c’était le cas, nos regards seraient ceux d’un spectateur passif aux regards mornes, ternes, sans aucune énergie.
Une autre phrase m’a interpelée et je n’ai pu m’empêcher de lui en donner une autre interprétation: » …qui semble naître avec quelqu’un »
j’ai bien compris que cette fonction du regard serait donnée dès la naissance mais » naître avec quelqu’un » a pour moi une autre signification :
Exister par le regard de l’autre.
Le refus du regard correspond bien sûr à une stagnation provisoire de la pensée, d’une certaine énergie, un repos voulu ou une révolte momentanée.
Après tout dois-je toujours accorder mon regard sur tout et tous les jours de ma vie? cette fonction du regard ou du re-gard ne nécessite t-elle pas des
moments d’épurement. Ne serait-il pas bon d’effacer l’ardoise pour un meilleur déplacement du regard? le refoulement perpétuel existe t-il vraiment ?
J’aime ce que tu écris sur la fonction de l’écrivain, celle de nous inviter à chanter nos possibilités d’exister. Une fonction per-son-n-elle contraire à une fonction » perd son aile
Chère Claire, j’aime ces glissements que tu suggères, ces autres façons de lire que tu explicites. Naître avec l’autre, oui ! con-naître en fait… Cependant cette idée insiste en moi, que nous serions travaillés par des questions, cette affaire de génome interrogatif est un de mes axes, une de mes façons de venir au monde… Est-ce que perdre-son-aile, ce serait accepter d’atterrir ? de peser ? de tomber sous le sens ? de plonger dans la résonance, la matière ? Peut-être que le son est une spécialité terrestre et que participer au bruit de vivre, c’est ça, l’incarnation ?