Parfois on fréquente quelqu’un longtemps, très longtemps, sans pouvoir raconter quand, ni comment on l’a rencontré ; les teneurs des conversations sont pour le moins elliptiques dans le souvenir et on ne pourrait même pas décrire précisément de quoi se faisait cette relation, ni en quoi elle rebondissait, ni même quelles ressources on pouvait y puiser pour continuer d’exister. Yvon Le Corre ? J’oserais dire que c’était à un moment de ma vie où j’avais presque disparu.
Je sortais d’une des pires zones de turbulence qu’il m’ait été donné de traverser – des années de secousses violentes sans guère de répit, sept ou huit – et je constatais avec surprise ma force de survivante. J’avais opposé une dignité indéniable à tant d’imprévisible adversité… et puis voilà qu’un homme m’avait trouvée joyeuse et avait décidé de me montrer les trésors de sa terre. Il voulait que je voie le château de la Roche-Jagu ; en route, il a garé la voiture à Tréguier, sur le port, et nous avons grimpé les rues à colombages, arpenté les abords de la cathédrale, puis quand nous redescendions, il a annoncé : « je ne sais pas s’il sera là, ce baroudeur, mais s’il y est, il est toujours généreux du rhum qu’il rapporte lui-même » et le voilà qui toque de ce heurtoir sublime (j’ai toujours adoré les heurtoirs, mais je vis dans une maison sans porte…).
Il y avait trois marches étroites et inégales pour franchir le seuil de cette maison haute. La porte s’est ouverte sur un homme plutôt petit. Tout en muscles noueux sous la chemise, les jambes fuselées sous la toile. Pieds nus dans des mocassins usés. Ses cheveux blancs voletaient à hauteur de la large poitrine de mon guide. Le geste muet nous invitait dedans. Je suis entrée aussi. Je me sentais très privilégiée.
Tout à trac on se retrouvait au milieu de l’atelier. Les toiles étaient immenses, dans ces petites pièces escarpées. Elles captaient le dehors absolu, élémentaire. Les déplacements de l’air. L’instabilité des corps pris dans les vastes remous de l’eau et des vents. Les voltes de la lumière. Je n’aurais pas prononcé le mot « abstrait ». Parce que ces toiles plongeaient nos perceptions au chahut des éléments et alors que nous nous tenions debout, le pied ferme au rouge des tomettes, cernés dans les espaces alambiqués de cette vieille maison de Tréguier, dans la grâce du jour filtré aux cul-de-bouteilles des fenêtres étroites, mes poumons se croyaient au dehors, le vrai, le grand Dehors – celui qui ne pardonne pas la moindre éclipse d’attention… Comme j’aimais que des pinceaux puissent nous emporter là !
Mon géant de guide se taisait joliment. Moi je disais comme je pouvais cette expérience de regarder, et plus ça allait, plus Yvon ouvrait de portes, livrait d’anecdotes et plus il nous menait en son palais. Il avait tout restauré, conçu et agencé lui-même. Il avait, je crois, une détermination farouche à inventer et assumer sa vie, et la matérialité à l’incarner. J’avoue que c’est à ce genre poussé de congruence que j’accorde le concept d’artiste : il me semble qu’en art, on est sommé d’inventer son art de vivre et l’expression de cet art, son partage alentour, son expansion cohérente… ça, c’est l’art ! Chez Yvon, il en était ainsi. Tout était simple et beau : là, c’était pour peindre, pour écrire, pour penser. Pour dormir. Pour faire la cuisine. Pour faire du feu. En haut on débouchait sur un terrasson, puis un jardin (la ville s’escarpe et on entre parfois au rez-de-chaussée, on grimpe trois étages et on sort dans un jardin, au fond duquel on débouche au rez d’une autre chaussée, plus haut sur la colline, derrière).
À partir de là, donc, on entrait chez la Dame : au fond du jardin commençait un autre logis. Nous y fûmes accueillis aussi. « J’avais besoin de distinguer un chez moi », me dit-elle, « je ne pouvais pas juste être à l’attendre, éternellement disponible et vouée à l’accueil. Il me fallait pouvoir dire : Non. Atterris de ton côté et je t’inviterai ! ». Oh, les ruses pour préserver son propre mouvement, en cheminant avec celui que la vie pouvait embarquer si loin, doté d’une telle faculté de dériver sans filet. Comment préserver son propre mouvement, sa propre liberté, face à un homme capable de miser ainsi la sienne ? Elle semblait pourtant ne pas s’être construite en défense. Il y avait là, entre ces « tours » communicantes, un espace chevaleresque. Une certaine sincérité guerrière et tout bonnement, de la joie partagée et durable.
Alors nous avons salué la Dame et rebroussé vers l’antre d’Yvon ; nous nous sommes assis dans ce petit salon presque marocain, avec des matelas au ras du sol, sous des couvertures (presque des tapis) et Yvon a sorti trois petits verres de cristal taillé et une bouteille de rhum. C’était le jour finissant et la fin de la bouteille modérait nos excès. Je me sentais tranquille. Je feuilletais les carnets magnifiques qui saluaient cette vie aventureuse. Ces traits étaient gorgés d’attention et d’amour et la voix qui racontait les stations était un berceau pour tous les reste-à-terre.
Je déteste monter sur un bateau. Les vagues de la mer, ou les remous de la Seine brassée par le chaland qui passe… tout me barbouille… Je n’enviais pas ce destin ! Et le mien – pour être moins exotique – n’en avait pas été moins risqué. J’étais une âme plus dubitative, en apparence, mais je prenais un plaisir très vivifiant à une essence aussi rare et si clairement irréductible. Le rhum ? Peut-être que c’est ce soir-là que j’ai appris à l’aimer.
C’est ainsi, par surprise et sans préméditation, que l’espace s’est ouvert entre Yvon et moi, par le truchement d’un autre Saturnien de son espèce, un sans-graisse, un musculeux, un autre athlète.
Et puis la vie l’a remis sur ma route quand il a parrainé l’Atlas merveilleux d’Armor et d’Argoat. Je ne l’ai pas vu travailler avec les enfants. Pour l’inauguration j’ai marché vers lui et c’est à ce moment-là qu’il m’a tendu les mains en disant : « Ah, c’est toi, je ne t’avais pas reconnue, tu as changé de lumière ! » Il y avait toujours un rien de courtoisie quasi médiévale chez Yvon : draguer en parlant aux autres de leur lumière ? Je recommande la technique. Je suis sûre qu’elle a son efficacité. Mais je crois plutôt qu’en l’occurrence, c’était un geste guérisseur, une sorte d’intervention rédemptrice, presque la bénédiction du sorcier des quarantièmes rugissants.
Et puis il y a quelques mois, après une décennie de silence paisible, c’est moi qui ai entraîné des amis marseillais vers Tréguier et en passant sous les fenêtres d’Yvon, je leur ai dit que j’aurais bien voulu leur présenter l’oiseau rare qui nichait là. Alors sans même que j’effleure le heurtoir, la porte s’est ouverte, il allait sortir ; j’ai pu l’embrasser et il nous a conviés dans ce dedans. Il était tout choqué. Il se relevait d’un A.V.C. qui l’avait fait chuter de deux étages, tandis qu’il taillait la vigne de son terrasson. Il n’avait plus la force de peindre à la verticale. Il étalait sa toile au sol et augmentait ses pinceaux de longs manches pour capter les lumières à l’horizontale. Il était pourtant tel qu’en lui-même. Encore tout meurtri de la peur qu’il avait ressentie. Encore tout sonné de sa fragilité. Mais toujours tourné vers la vie. Toujours composant dans son atelier d’imprimeur. Toujours rassemblant les épreuves d’un livre.
Il ne rentrait plus des confins. Il savait qu’il ne repartirait plus, qu’il avait tourné la page géographique, que le voyage mutait ; il ne s’épanchait pas, ne se retenait pas non plus de confidences, il était là et son visage souriant contait la surprise. Il était prêt à inventer ses solutions face au simple défi d’exister. C’était un peu tôt pour du rhum… je ne sais pas trop pourquoi, mais j’ai eu l’impression qu’il manquait d’argent ; je l’ai quitté à regret, je sens encore ses deux mains retenant les miennes avec un : « reviens vite ! » Je n’arrive pas à rester calme à l’idée de ce confinement stupide, auquel je n’ai pas su désobéir et qui me prive aujourd’hui encore de cette joie partagée si nous étions retournés lui acheter une œuvre, comme j’en ai eu l’obsession dans ces jours-là…
Cet automne-là, nous avions lui et moi chacun un enfant théâtreux au Québec : un fils et une fille, tous deux remontant en troupe, pour jouer dans les villages du Nord, elle, dans leur double-decker (sa troupe à lui aussi avait rêvé de ce genre de carrosse). Ça nous a amusés d’avoir ça en commun. Chacun était fier d’avoir transmis le courage du lointain et de l’aventure et préservé pour demain la joie de créer. Je pense souvent à la Dame de haute tour et à cette jeune femme arpenteuse de longues distances conteuses.
Après tout… si l’infini nous guette, l’inachevé est notre condition… j’entends déjà la voix d’un enfant d’une dizaine d’années demander : « Dis, Maïeule, c’est quoi la différence entre l’inachevé et l’inaccompli ? »… Oh, la belle question, s’enthousiasme mon cœur précurseur ! L’inachevé, c’est quand ce n’est pas fini, mais qu’on se tourne vers la fin, sans savoir si on va continuer, ou passer le relai, ou laisser ça comme ça, parce que ce qui n’est pas terminé peut mettre l’autre en face d’une convocation impérieuse de faire sa part ; et l’inaccompli, c’est quand ça a commencé, que ça a eu lieu assez pour qu’on pense qu’il se passe quelque chose et qu’on pourrait poursuivre, avec l’impression qu’on pourrait ajouter quelque chose pour sentir une complétude, peut-être même une plénitude… Tu crois ?
J’ai partagé avec Yvon des instants de son monde et le mien s’en est intensifié. Il me reste la densité de ces souvenirs de plénitude de l’instant et la joie insubmersible qu’il est possible de coexister ainsi et de s’amuser tellement à vivre. Il me reste la foi que nous engendrons le monde comme le monde nous a engendrés. Yvon est un de ceux qui m’a permis de penser que je n’étais pas une erreur, que j’étais possible et bienvenue. J’ai reçu la bénédiction de ce valeureux. C’est une grâce ineffable. Et en ces temps de nouveau triomphe de la stupidité, je vous prie de saluer ce qui en vous demande le plus ardemment à vivre et au nom de cet élan en vous et autour de vous, je vous prie, si je ne suis pas tout près pour vous souhaiter la bienvenue en cette terre, de puiser ici un sentiment de bienvenue et de porter attention autour de vous, à ce qui ne demande qu’à vous accueillir tel qu’en vous-même.
Tu as connu Yvon Le Corre au moment où tu avais l’impression de disparaître, mais ton intuition t’a incitée à toucher le heurtoir de la porte de cet être à part comme pour lui signaler ton retour à l’existence , justement par des êtres comme lui , lumineux, et embrassant autant l’humanité que ce vaste monde.
Ce heurtoir serait ici le symbole de cette conscience, toujours à l’écoute de la présence des êtres, de leur lumière, aussi différente soit-elle.
Je trouve que cette anecdote du heurtoir rejoint ce que tu as écrit dans le dernier paragraphe. La boucle serait-elle bouclée?
Yvon le Corre transpirait le grand large par tous les pores de sa peau, de son esprit complètement imbibé des remous de la mer, de
ses turbulences. Ses toiles, dans lesquelles je n’ai pas encore eu l’occasion de plonger, résonnent en moi comme une tempête, une projection vivante et » vivifiante » , du » chahut des éléments », de son intérieur sans cesse en mouvement, et de la rencontre des deux….quel chambardement! très éloigné sans doute de ces marines tranquilles et de ces mers d’huile. J’imagine la force qui se dégage de ses toiles, une force virile voire implacable:
» ….Le grand dehors, celui qui ne pardonne pas la moindre éclipse d’attention….Comme j’aimais que des pinceaux puissent nous emporter là ! »
Nous emporter là ! sans que l’on puisse résister? à l’insu de notre plein gré ( comme le disent certains ) au gré des vents, des lames violentes car nous sommes fragiles et un rien peut nous faire chavirer.
Ce qui m’a interpellée c’est ce » Tu as changé de lumière! » : Magnifique !
Il y a des hommes qui savent lire au -delà du physique ? qui savent décrypter les mouvements de l’âme, l’âme d’une femme ….ou d’un être tout simplement.
Merci Maryk pour ce portrait de marin qui me rappelle un autre marin grâce à qui je suis venue au monde.
Merci !!! encore et toujours, Claire. Le heurtoir, oui, un de mes petits fétichismes… mais la première fois, quelqu’un a heurté pour moi et la seconde, je n’ai pas eu à heurter, car Yvon a ouvert la porte avant que j’ai eu à le faire… quant à ma maison, elle ne com-porte aucun endroit que je pourrais doter d’un heurtoir… ce qui signifie, dans ma mystique tâtonnante — et je garantis à tous que je ne trafique jamais les faits que je rapporte pour les besoins du récit (en tous cas consciemment !) — que quelquefois, ce sont les autres (même si a priori on ne les choisirait pas pour guide), qui nous ouvrent les portes qui permettront de franchir un seuil propice, qu’il y aura un portier intermédiaire, ou pas de portier, et la porte s’ouvrira…