Confinement… je ne sais pas compter ! sauf sur l’amour

Je reçois des écrits : « Confinement Jour 19 », « Confinement 2ème semaine ». Pardon, mais je ne saurais faire ça : parfois, à un moment de la journée, je sais qu’on est mardi ; mais le jour tombe et je sors la poubelle des verres, ou bien il est midi et je vais voir si le Canard enchaîné est arrivé – ce qui signifie qu’à ces instants-là, je crois qu’on est mercredi. Que vienne le crépuscule et vous vous étonnez que je n’aie pas fêté votre anniversaire ; je vous en prie, n’en concluez pas que je n’ai pas pensé à vous. Demandez-moi à l’improviste quel jour vous êtes né, je répondrai du tac au tac, si ! Et sans l’aide de la chèvre d’en face.

La pensée de presque tous ceux que j’aime – que je les rencontre encore, incarnés, ou pas – me traverse à un instant, ou à un autre, tous les jours (souvent en silence, parce que je ne voudrais pas vous envahir – il n’y a jamais prescription), mais parfois, le jour n’a ni numéro, ni mois, ni même semaine, et je suis capable d’appeler mon amour de fils deux jours avant son anniversaire, en pleine nuit pour lui, parce que ce jour-là, j’ai omis le décal-âge et que dans ma conscience s’est présenté un autre jour.

Un jour, j’ai écrit (plus pour railler) : « je n’ai pas l’âme comptable ». C’est plutôt vrai. Et pourtant : malgré le paragraphe qui précède, ne vous y fiez pas ! J’ai une mémoire d’éléphante, de belle éléphante africaine (d’ailleurs je sais que je vieillis, parce que le lobe de mes oreilles rallonge), une éléphante costaude et malheureusement pleine de défenses, ou heureusement, allez savoir : qui saurait, où il en est avec l’immunité ? Et comment elle s’organise – psychiquement, physiquement, émotionnellement, relationnellement…

Mais pourquoi tu nous parles de toi, comme ça ? C’est quoi, ce jet égotique ? Ben, d’abord, regardez ! Je ne vous parle pas que de moi… Comme dirait Montaigne : « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition »… Alors moi, ou un autre ? Moi est un autre, rétorquerait Rimbaud. Putain, ça discute sévère dans ma caboche ! Y a du monde là-dedans… Difficile de se sentir seule !!! Alors ? Nous sommes confinés.

Et, comme disait le druide du port où je n’ai plus le droit de baguenauder, je suis une femme comblée, à qui cependant bien des gens manquent. C’est toujours le cas : l’un ou l’autre me manque, même en dehors de ce fichu confinement. Souvent je me dis que c’est un luxe : quand quelqu’un nous manque, c’est qu’on a suffisamment intériorisé son existence pour ressentir le manque de l’espace unique qui s’ouvre, ou qui s’ouvrait, entre nous. Et alors ? Alors on a eu la chance d’aimer, on a eu la joie de s’enthousiasmer de l’existence d’une personne, la joie de s’imaginer biocompatible, c’est un cadeau immense, oui ? Je ne peux nonobstant pas dépenser tout mon temps au téléphone. Je vous écris ici. Parce que ma chère Ambre – ma fille par alliance – vient de relooker ce blog et c’est bien le moins que je le réactive !

Je vis dans un hameau du bord de mer, sur la rive Nord de l’Europe. « Dans mon pays », le président de la République ne pense pas à la poésie, le pauvre (ni René Char, ni Boris Vian). Il a la tête pleine de l’idée de la guerre : « nous sommes en guerre », il a dit. Six fois ! (j’entends d’ici mes copines numérologues se gausser : six fois, c’est le choix, c’est le choix de la guerre), il l’a dit six fois donc, au cas où dans l’interstice, on aurait fait attention au camembert, qui allait couler sur la nappe, ou au tout petit, qui voulait comprendre pourquoi brillait le couteau. Il l’a dit et répété. Et beaucoup de gens l’ont entendu ; nombreux se sont mis au garde-à-vous.

La démocratie s’est estompée en un claquement de doigts. Oups ! Si tu ne joues pas, j’te tue. On joue à quoi ? C’est la guerre, c’est pas un jeu. Mais non, monsieur le Président, auriez-vous été élu pour nous parler comme ça ? Parce qu’on serait trop cons pour comprendre que l’heure est grave, si vous nous parliez autrement ? Je ne suis pas en guerre, monsieur le Président. Je respecte le confinement, que vous avez choisi pour nous. Et je fais avec le florilège de décisions absurdes, auxquelles vos équipes dénuées d’imagination nous exposent. C’est toujours dénué d’imagination, la guerre, monsieur le Président.

J’ai lu à voix haute les cahiers d’Etty Hillesum, morte dans les camps de concentration, pendant trois semaines, chaque matin, dans une chapelle sur la côte… Choix prémonitoire ? Choix préparatoire. Choix expiatoire aussi : je suis la petite fille d’un grand-père que je n’ai pas connu, assassiné pendant le couvre-feu par deux soldats allemands partis mourir peu après sur le front russe, monsieur le Président. Toute ma vie je me suis demandé si j’aurais eu le cran, moi aussi, de résister et si c’est ça, que la vie aurait voulu de moi. Maintenant je sais que non. Je sais que je vote pour la vie et la paix, même en temps de crise. Je veux bien réfléchir à la contamination, à la contamination de quoi, par qui et comment. Je veux bien participer à l’effort général d’orientation à la vie. Mais… je suis en paix !

Ou du moins je tente de l’être, malgré ma rage atavique de prompt samouraï, qui tordrait volontiers le cou à Trump, par exemple, si l’occasion se présentait, mais qui se retient de ces pulsions trop connues : ce n’est pas de sa faute, s’il a été élu, et de là où je suis, je vois un homme malade d’humiliation, qui galvanise avec brio de nombreux autres calamiteux, tordus de honte et d’humiliation eux-aussi. Je ne vais pas tirer sur l’ambulance ?

Je suis Costarmoricaine de nouveau, depuis quatre ans passés. Sur la plage au bout de la rue (cent mètres à peine), il n’y a jamais personne, même en été. Mais une décision étatique peu nuancée, tombée de haut – au nom d’une égalité postulée ? m’interdit d’aller y marcher. Cette décision me semble une insulte à l’intelligence, mais c’est ainsi et il a bien fallu quelqu’un pour obtempérer et aller placer les barrières – de sécurité ? C’est le moment de questionner la fonction de gardien de la paix, que notre République dépose en chacun de ses citoyens et pas exclusivement en nos assermentés, c’est le moment de se demander : quand est-ce que je protège, quand est-ce que je garde-chiourme ?

Il y a une vieille rivalité entre ma petite anse déserte et la grande plage contiguë de trois kilomètres, que viennent arpenter les citadins du dimanche ; par exemple, sur la route, déserte elle aussi, nous pouvions rouler à 70 jusque très récemment ; mais d’aucuns se sont offusqués de la différence de limitation entre la route qui monte le plus souvent à vide, de notre côté (feu celle à 70), et la route de la grande plage, avec embouteillages, dès qu’il y a un rayon de soleil ; ne faut-il pas uniformiser les limitations ? Nous voici tous à 50. Je m’en fous, moi, ça favorise mes conversations avec les biches et les buses… mais à l’échelon national, ce doit être pareil.

La fondation de notre République est infestée – riez avec moi ! – de références pyramidales. Ici, la plupart des décisions dégoulinent d’en haut comme une fontaine à chocolat. Alors ? On a fermé les librairies. On a interdit les marchés. Des circulaires administratives exigent que nous n’allions pas nous approvisionner à la ferme et aussi (c’est écrit !), que nous ne fassions pas de détour pour nous rendre à une boutique bio… j’hallucine ! C’est peut-être la lune rose, vaut mieux que je reprenne un café… ce sont mes mannes qui font un cauchemar en se servant de mon pauvre cerveau ? Rien que des achats de première nécessité, dit l’attestation dérogatoire, dans des magasins, dont la liste est établie par le gouvernement, ah oui ?

Une heure dans un rayon d’un kilomètre ? Ben, c’est pas possible, pour moi, messieurs les gendarmes. Y a rien ! Mais dites-moi, messieurs les administrateurs, votre conception de la première nécessité et la mienne n’ont pas l’air si compatibles. J’ai été élevée par une de mes grand-mères, survivante de trois guerres, alors mes placards sont toujours pleins. Pour les jeunes citadins déconcertés, si vous ne savez pas comment vous servir d’un placard, vous pouvez lire La vie matérielle, de Marguerite Duras ; elle y raconte comment on est toujours prêt. Je ne vois vraiment pas ce que j’irai chercher au supermarché, qui soit absolument nécessaire, vu que j’ai veillé à ce que toutes les toilettes de la maison disposent d’un jet nettoyant. Mais je suis scandalisée ! j’ai vérifié ce dont j’étais sûre déjà : on n’a pas fermé le rayon-livre des supermarchés, ni celui des vêtements, ni celui des tondeuses à gazons. Alors ? Ces rouleaux compresseurs de la consommation continuent à prospérer, tandis que mes chers libraires, pauvres à longueur de temps, n’ont pas le droit de faire leur inestimable travail apostolique.

Et vous voudriez que j’applaudisse les caissières ? Mais je les considère comme les otages du système. Regardez-les, bon sang !!! il y en a de fort belles et j’ai souvent suggéré à ma copine photographe, Olivia Gay, de faire un reportage sur les cheveux des caissières… Laquelle se réjouit, en ce moment, d’être applaudie pour une fonction dont elle rêverait de s’affranchir, sans savoir comment ? Les infirmières, les aide-soignantes, les médecins, vous voulez aussi que je les applaudisse ? Pardon, mais non. Ou alors j’applaudis tout le monde, tous les vivants qui font tout ce qu’ils peuvent pour s’orienter à la vie et la cultiver de là où ils sont. Cette année, pour Noël, j’ai fait un modeste cadeau à ceux qui m’aident au quotidien : à « ma » boulangère, à « mes » poissonniers, à « mon » maraîcher et je les ai remerciés d’être là pour moi toute l’année ; j’ai quelquefois offert des fleurs à « mes » libraires, parce que j’ai intimement confiance dans le monde qu’ils m’ouvrent. Je leur ai dit que j’avais conscience que ma vie sans eux ne serait pas ma vie. Je les aime, j’aime ces piliers du monde-selon-moi. Monsieur le Président, que se passe-t-il dans le monde-selon-vous ?

Je suis désolée, monsieur le Président, je sais que le mépris est comme un pan aveugle de votre être. Moi aussi, je n’en finis pas de sortir des classes préparatoires (hypokhâgne et khâgne au lycée Fénelon à Paris, difficile de faire pire, pour une fille de l’époque) ; on y distille la certitude d’appartenir à une élite et le mépris collatéral ; le soir, je rentrais (pas toujours!) auprès de ma mamie analphabète (j’ai mis 40 ans à ajouter « et polyglotte ») ; je crois que personne à Fénelon ne l’a jamais su ; je peaufinais mon mode-caméléon. « Vous êtes 3 % », m’a dit un jour Bourdieu – je suis assez vieille pour avoir eu l’occasion de lui répondre : « Analysez ces 3 % et vous verrez qu’ils ont tous au moins un parent communiste ». Le respect, ça se rêve, ça s’apprend, ça se cultive.

Alors monsieur le Président, je vais m’exercer à ne pas vous mépriser, n’allez pas croire que c’est facile, ça va me demander un effort, je le sais. Mon fils, ce jeune sage, me l’explique depuis longtemps, monsieur le Président : on est toujours le con de quelqu’un. Je vais essayer de rafraîchir mon regard sur vous, monsieur le Président, ça vaut le coût, je crois. Et s’il vous plaît, vous aussi, prenez conscience de votre mépris atavique. Soyez gentil avec vous-même. Nous n’avons pas le choix : c’est ensemble que nous devons inventer un monde respirable. Vous n’avez pas les moyens de le faire seul. Ne vous privez pas des ressources innombrables que sont ces imaginations enracinées à d’autres endroits du monde. Partageons le projet de vivre, monsieur le Président.

4 commentaires pour “Confinement… je ne sais pas compter ! sauf sur l’amour

  1. Bravo et un grand merci pour cette lettre ouverte à réveiller les réflexions
    Vive la paix et la vie
    Puis je la transmettre aux amis?

    1. Merci, Marie-Georges ! ne me demande pas la permission, s’il te plaît, ma délicate. Fais comme tu le sens (est-ce que ce petit coco-videur toque avant de se répandre ?). Si tu penses qu’un écrit doit être diffusé, dès lors qu’il est publié, va-s-y !!! c’est peut-être une contagion propice. Moi je te dirai seulement : merci ! Vive la vie en toi !!!

  2. Je viens de le relire car ma première réaction est disparue dans un dédale informatique.
    Un cri du coeur ma belle éléphantesque marocinique!
    Comment se battre contre un ennemi invisible…
    On se planque chacun chez soi
    Pour qu’il ne se faufile entre nous.
    Je ne suis pas de ton pays alors ce président auquel tu t’adresses m’apparaît avec le drapé de votre histoire.
    Par chez nous, c’est moins lourd.
    Le rideau est grand ouvert. Il y a transparence. Legault, notre premier ministre québécois rassure le lapin de Pâques et de la fée des dents sont immunisés. Les magiciens de l’enfance ne seront pas atteint.
    Les journalistes questionnent. Les experts , les ministres du travail, de la santé et le reste disent présents pour nous aider à rester vivant.
    C’est le temps de l’arrêt et de prendre soin.
    On peut souffler. On peut rêver. On peut s’ennuyer. On peut lire, s’aimer, être seul…..
    Chacun avec notre propre lumière avons droit à imaginer ou ne rien faire.
    Tout d’un coup pourtant la planète existe.
    Fuck la consommation, tout est fermée. Enfin….
    Rien n’est parfait dans une situation radicale mais une autre
    Facette de l’humain revient des profondeurs.
    Tranquilement,
    Que va-t-il émerger💬
    Je prends le temps d’être là avec toi.
    Je te souhaite de retrouver après le pic comme on dit par chez nous tes amours, libraires, maraicher, boulangère et poissonnier.
    Je pense à mes futures semences et à la petite de Charlotte qui naîtra dans le mois qui vient.
    Fuck ton président, il doit patauger pas à peu près de la façon dont tu en parles.
    Tu lui diras de ma part qu’il est important de savoir à qui on s’adresse.
    Bonne nuit 🌚

    1. Chère Françoise, merci d’être venue dialoguer ici ! Merci pour les nouvelles de ton bord. Cependant ta réponse m’inquiète presque…
      En ce moment, je suis confinée, mais pas Nicolas, dont le cabinet médical reste ouvert, même si peu de « patients » osent s’y aventurer… Tant pis. Mon chevalier a décidé de ne pas licencier et de faire face. Raison de plus pour que nous lisions à voix haute, encore plus intensément que d’habitude. Quoi ? La trilogie de Montalban, qui commence avec la Rose d’Alexandrie (publié en 1984 en France). Montalban est Catalan, et le premier roman se passe à Barcelone… À aucun moment, en lisant, il ne nous vient de penser : c’est pas chez nous. Ou « il nous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître »… Au contraire, j’ai l’impression que le roman aurait pu sortir cette année ; merci à Montalban pour ces passes de matador de la langue, merci à sa merveilleuse traductrice, merci à cet humour désopilant qui nous donne le courage de regarder bravement ce qui se passe autour de nous. Bref, je me sens chez moi dans les pages de Montalban et je crains de comprendre que tu ne t’es pas sentie chez toi dans les miennes.
      Tu parles de la transparence québécoise. Ah, oui ? Ce n’est pas ce que m’a montré le dernier film de Denys Arcand – la Chute de l’empire américain, dont vous pouvez lire l’évocation sur ce blog. J’ai vécu plus de deux ans à Montréal. Je reconnais que le mépris n’est pas inscrit dans votre système d’éducation comme dans le nôtre et que globalement, une personne au Québec sera plutôt estimée sur ce qu’elle fait que sur ses diplômes. En France, on peut étudier presque gratuitement à l’université, même quand on vient d’ailleurs ; au Québec, c’est fichtrement payant et tant d’étudiants restent endettés pendant 10 ans après la fin de leurs études. On peut imaginer que certains ne les commencent même pas, tant ces sommes leur paraissent dissuasives. Ici ? Je ne sais pas où en sont les statistiques sur les étudiants d’origine populaire aujourd’hui ; la conversation avec Pierre Bourdieu au Collège de France date d’il y a presque 40 ans. Mais c’est comme les livres de Montalban… Bref. Chez vous, chez nous… je résiste à l’exotisme… Chacun voit le monde de là où il est, mais on peut se sentir à la maison ailleurs que… « chez soi » ? J’espère que tu viendras nous dire ici quand la petite sera née ! Elle dira peut-être plus tard « Je suis née l’année du grand confinement » comme j’espère que je dirai longtemps, si longtemps après la mort de De Gaulle : « je suis née l’année du putsch » ; il ne doit plus s’en trouver beaucoup pour dire live, comme l’écrivait Antonine Maillet, « je suis née l’année du grand transbordement »… Bienvenue à toi, Françoise, et bienvenue à ta Charlotte, et bienvenue à cette petite, dont j’espère que tu écriras le nom ici un jour.

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