Chère Tatiana Arfel,
j’ai lu quelque part que vous…
Quand j’étais jeune – jeune comment ? Ben, plus jeune que cette année, où je deviens chaque seconde un peu plus sexagénaire – j’ai trouvé, à un moment de ma route de réévaluation de la douleur atavique, un appui magnifique à la lecture d’Henry Bauchau. C’était un psychanalyste et un romancier, un dramaturge aussi, un poète ? Sûrement. Ça ne suffit pas à en faire quelqu’un « comme vous » : la relation d’aide et le travail poétique ! Autrefois donc, en le lisant, j’ai entrevu que les tragédies fondatrices étaient, possiblement (comme on dit au Québec), la source de forces transcendantes, d’audaces telluriques. J’ai lu un encouragement à les laisser me traverser. Jusque-là, j’avais beaucoup lu, beaucoup étudié les écrits psychanalytiques et d’autres théoriciens thérapeutes. Pratiqué aussi, beaucoup. Mais, bizarrement ? Ce sont des fictions qui m’ont accueillie hors des malédictions, celles de Bauchau, où j’apercevais la fécondité des catastrophes, et celles de Sylvie Germain, par lesquelles j’apprenais à profiler les cataclysmes familiaux dans les convulsions collectives, les folies générales, historiques. Il me semblait que Bauchau intégrait des héritages de la psychanalyse, mais que reprendre là des acquis culturels n’inhibait pas en lui le mouvement de penser vif et un certain tonus de cette fonction vive de penser pouvait contaminer…
Je suis entrée dans votre travail par l’Attente du soir et bien sûr, pour vous, Corti m’a paru une évidence : votre puissance philosophico-poétique vous invitait là. Mon mari et moi avons lu cette Attente du soir à voix haute, sur notre rive de Bretagne ; avec une empathie vibrante, nous avons suivi pas à pas les évocations croisées de ces identités elliptiques. Nous avons pleuré ensemble nos ravages passés qui remuaient en sous-sol, les calamités qui ne s’évitaient pas sous nos yeux décrypteurs et nous nous sommes réjouis de ce que nous trouvions enfoui, surgi, de vos pages : cette affirmation latente que la vie passe où elle veut, qu’on peut se délester de cette affaire de désir originel, puis s’affranchir de l’inhospitalité initiale… Ou pas… Parce que votre écriture s’abstient de discourir ! Et on ne sait donc pas ce dont enfante une gestation mutuellement délivrante… Là déjà, on se sent embrassé entre vos lignes, comme absous, les sans-récit d’amour fondateur, les intempestifs, les hasardeux, les nés-comme-je-te-peux… les miteux sans sous-titres, les mutiques sans légende. Les je-ne-sais-pas, j’en-sais-rien, je-suis-là. « Bienvenue ! », nous crie le petit pavé d’appel à l’incarnation. Et on vit ensuite la descente aux absences d’une mère privée de son enfant imprévu, le : si je ne peux pas être avec, je suis expulsée du monde, présence dévitalisée qui s’étiole, en suspens… On vit par procuration, on s’abandonne à l’inconnu de la page suivante, nourrie, cette procure, par l’expérience de nos suspensions intestines. On suit, par la procure des phrases successives et leur cours de mystère, l’aventure de survivre à un abandon hallucinant et nécessairement mythique.
Imagine, lecteur ! Imagine que si démuni, si précocement, tu vives ce rapt réputé meurtrier, cette tentative de destruction. Imagine que non. Que tu ne t’enroules pas sur cette agression ascendante. Imagine que tu n’en conclues pas que tu n’as plus qu’à mourir dans ta coquille, que tu t’abstiennes, à la suite de l’agression, de poursuivre l’œuvre de destruction en suintant ton propre, ton sale linceul. Que non, tu ne poursuives pas l’entreprise de destruction. Imagine, lecteur : la vie prendre le parti de la vie dans ce môme. Imagine cette force. Imagine cet instinct. Pas de louve. Pas d’animal totémique. Tout juste un petit bâtard compagnon de la fortune en transit. Rien que la vie qui fait son œuvre et ce môme qui adhère à cette œuvre sans ambiguïté, sans restriction. Et qui laisse une pulsion artistique résister, insister, à l’intérieur de lui. Imagine, lecteur ! Défais-toi, lecteur, de ce conditionnement d’opposer à cette possibilité ton credo que l’humain ne peut advenir que choyé par d’autres humains. Imagine, lecteur, celui qui – choisit… Qui choisit ? Qui vit son ardeur de vivre et que sa pulsion artistique intestine humanise. Travail mythique, ô lecteur, de ce môme, humain procédant du hasard halluciné des humains et de la consistance amoureuse de sa mère… Travail mythique de la transcendance de la malédiction et de la solitude. Une mère persistant au bord du gouffre. Un fils qui existe et que la vie vient assister dans sa bordure. Miracle du tiers qui vient te rejoindre. Imagine, lecteur, l’enfant pas que sauvage, l’enfant travaillé par l’art et qu’un vieil artiste vient étayer, par qui un vieil artiste vient s’étayer. Imagine la triade miraculeuse. Laisse-toi travailler par cette imagination. Voilà la puissance mythique que vous déployez, Tatiana Arfel, et comme c’est iconoclaste, de la part d’un… j’ai lu quelque part : un psy ! Il ne suffit pas de dénoncer, il faut que l’art débusque l’âme dans ses voiles de pseudo-vie. L’art dit à l’âme : « je t’ai vue, viens. » Par vous la vie trouve comment s’appeler. Merci, Tatiana Arfel.
P.S. : nous avons lu aussi Des Clous, toujours chez Corti et nous vous remercions pour cet hyperréalisme d’entreprise, pour avoir regardé en face ce comble de nos sociétés et osé nommer ces extrémités d’impensé et de cruauté ; mais surtout, fidèle à cette affirmation que l’art ne saurait se contenter de constat ou de dénonciation, nous vous savons gré d’avoir eu l’audace de montrer un chemin de résistance : les tangentes modestes et magnifiques du coursier-poète plein de panache et du nettoyeur sans balai et surtout les réunions alternatives des postulants à l’exclusion. En vous lisant, nous nous entraînons au chemin de l’alliance pour la vie.