Lu

Fake-dreams et l’homme venu de ses débris

Il parle à la radio. Je suis dans la voiture. Fréquence nationale. Je vais d’un point à un autre, moins de 10 minutes. J’aime bien saisir au vol des bulles de l’air du temps. Les médias en soufflent. Ils ne sont pas les seuls. Il pleut ; ça tambourine sur l’habitacle – me burine les membranes kinesthésiques, mais j’entends : il parle. Je ne connais pas sa voix, je ne sais pas qui c’est. Je me laisse rêver l’enveloppe de cette voix : rocaille, usure. C’est maniéré, suranné. J’imagine un corps maigre, vieux, rigide, décharné… Rebelle cacochyme ! Pourquoi l’a-t-on extirpé de sa tanière ? Je me raconte ça, peut-être le tambour de la pluie m’exaspère, overdose de gris ? et puis le présentateur dit son nom.

C’est un écrivain. J’ai lu quelques-uns de ses livres ; je déteste où il me met comme lectrice. Il est sincère, je n’en doute pas une seconde. Mais quelque chose l’a gauchi d’emblée, qui fait son fond de commerce avec les penchants casaniers et flemmards de son public ; il joue celui qui voyage pour nous en lisant pour nous. Je ne vous dirai pas son nom. C’est celui qui fait les voyages que tant d’entre nous n’oserons jamais et s’avale les étagères que nous gardons pour la retraite. Nos recoins velléitaires font sa cible ; il nous cueille là où notre manque d’imagination nourrit nos fake-dreams.

If you dream it, you can do it. But what’s dreaming ? C’est quoi, rêver, hein ? marmonne mon Indien de toutes les Amériques. Did you sufficiently dive into your dream to find out wether it belongs to you or not ? Est-ce que tu as vérifié s’il est bien à toi, ce rêve, bien de toi ? Wether it makes you even more than you make anything ? Si tu procèdes de ce rêve plus encore que tout ce qui pourrait procéder de toi ? And if you would really bloom out of living it ? T’épanouirais-tu de l’expérimenter, de le vivre, ce rêve ? Est-ce que passer ce rêve à l’épreuve du réel ferait ton vivier ?

Revenons à la radio dans la voiture : il dit qu’il est tombé d’un toit, qu’on l’a ramassé et réparé. Il ne dit pas soigné, il dit réparé. Que c’était sa faute. Il ne pense pas qu’il est venu – comme son nom l’indique et que le fracas de sa bouteille planait déjà au-dessus de son berceau. Il parle de sa faute. Cette faute, peut-être, Bauchau l’aurait appelée « merveilleuse malédiction ». Il dit que c’était sa seule faute, c’est-à-dire non pas qu’il serait exempt de toute autre faute, mais que ce serait sa faute à lui seul. Comme si aucune sirène maudite ne l’appelait depuis le début, comme si rien ne demandait à arriver par lui, à travers lui, ni comme si aucun au-delà des apparences n’était passé par cette gouttière accidentelle.

N’y a-t-il pas une orientation spirituelle d’avant la chute ? Et une autre d’après ? N’est-il pas venu, lui, dans les mains des humains qui ont choisi de sauver les autres autant qu’ils peuvent ? N’était-il d’abord pas tout-à-fait venu, marqué du sceau conditionnel ? Et puis, chute… Brutale arrivée sur terre. Le présentateur lui parle de son père, du père de cet écrivain (un homme de la télé). C’est malvenu ; il faudrait être le fils de sa propre ardeur, de sa propre aspiration à vivre et de l’énorme acquiescement du monde ? Quel monde ? Il y a un monde qui le félicite, lui décerne un prix, lui donne la caution de tous ses livres vendus. Il est si poli, si modeste, répond avec une sorte d’embarras policé à cette élection. C’est à la radio, mais je le vois baisser les paupières, comme s’il ne fallait pas trop s’arrêter à tout ce bruit.

Sans doute je sais qu’il sait que quelque chose est en toc dans cette agitation – la sienne autant que celle qui l’entoure, que malgré cette reconnaissance, malgré cette orientation qui nécessite tous ses exploits (oui, tout de même : scier du bois par moins cinquante, à l’autre bout d’une terre solitaire et avoir encore envie de déchiffrer Montaigne, tout le monde n’aurait pas ce peps, ni cette élégance). Je ne peux pas éviter d’entendre ce qu’il y a de dévoyé et de vain, dans ces efforts-là, le désespoir qui ne veut pas rester assis, le faux, le branchement direct et secrètement poussif sur le vide malade, pas le creux par lequel va s’absorber le réel, non, un vide de retournement, de nausées archaïques et gentiment dissimulées derrière cet exceptionnel effort, et puis le renfort de tous les pères en littérature, de leur infinie lignée. Mais ni lui ni nous ne sortons revigorés par la décence de ce labeur. On ne respirera pas mieux. Il fait ce qu’il peut et même ce qu’il ne pneu pas.

Et ce soir je dirais bien à ma pote Olivia qui s’exclame éternellement au-dessus de sa belle touffe de mesclun, au Haricot rouge, à Rennes : « la compassion, tout de même, la compassion ! ». D’accord, Olivia, la compassion pour tout le monde, d’accord. Il faut que j’arrête de m’énerver après tous les dépressifs de la terre. Alors, vieux débris tout cassé avant l’âge, je te salue, pour la générosité de ton labeur, pour ta persévérance au-delà de ton découragement congénital, pour tes contorsions savantes et pleines de bonne volonté et ce qu’elles pourraient protéger de ce génie éparpillé avec les éclats du flacon. Bénis soient les circonstances où tu essaies de venir, bénis, ceux qui bon an mal an ont poussé ton être vers la vie, bénie soit la croyance que c’est toi et toi seul qui fais ce que tu fais, bénie soit l’illusion où s’emmêlent pour toi séparation et différenciation. Tes lectures sont proprettes, tes fréquentations parfaites, bon… Je pleure avec le bébé qui s’attarde en toi et l’enfant qui persiste, dont on exigeait tant. Que la matrice sclérosée de tout ce bon goût se craquelle ! Tu peux t’en échapper, je t’assure et venir, venir encore, oublier toute cette bienséance dont même le lac le plus fruste n’a pu te dégager. Puisses-tu recevoir chaleur et amour par surprise, ô frère humain qui rêvais de lectures partagées dans les couloirs d’un hôpital : sois douché de simplicité, comme se déverse la pluie pas si bretonne que ça depuis des semaines.

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