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Le féminisme d’Anne Fontaine, quand Blanche Neige se régale des septs nains

Qu’est-ce qui m’a guidée vers le dernier opus de la prolifique Anne Fontaine ? Pas la tribune cinématographique du Canard enchaîné en tout cas ! – qui m’exaspère si souvent et que je soupçonne même, cette fois, de machisme primaire (voir tertiaire, ou jurassique ; il faudra demander à Élisabeth Filhol ce qu’elle en pense, qui a signé Doggerland, chez P.O.L. ; pas spécialement féministe, non, cette Élisabeth, mais une pointue de la structure des sols terriens, on dirait ; astucieuse, la belle, pour nous fourguer une mise à jour sur la constitution planétaire, oui ; et dont le récit nous interroge – du genre : t’as vu comment tu gères le fil de ta vie, de tes amours, alors comment tu voudrais que ça se passe mieux à l’échelon de la planète ? C’est lié, c’est sûr, C.Q.F.D. L’état de la planète n’est-il pas le résultat combinatoire de toutes nos vies personnelles, ou non-vies personnelles, c’est selon ?).

Et le dernier film d’Anne Fontaine, alors ? Blanche comme Neige. Ben, j’ai beaucoup aimé, bien sûr, sinon je ne serais pas là, à vous en parler, probablement. Quoi ? Ici je ne parle pas ? Ben, pourquoi vous reconstituez une voix en lisant, alors ?

J’ai oublié comment commence, le film, et ce n’est peut-être pas un hasard : comme si ça partait en absence – avec une jeune femme qui court (Lou de Laâge) ? ou une femme mûre qui erre dans ce qu’on pourrait identifier comme un hôtel de luxe [Où est le spa ? Voyez la piscine !] ? C’est moche, ça, nous racontent ces images, ça pourrait être n’importe où, c’est inhabité, stéréotypé, c’est du chiqué… Il y a très vite des considérations sur la qualité des serviettes, un truc capital pour la marche du monde ; non, j’déconne pas : toutes ces serviettes à laver, imaginez les dépôts que ça laisse dans l’eau de lavage, de rinçage, de séchage – à quand la serviette label-éco-buage ? Oui, au début du film, ça court à vide. Isabelle Huppert a l’air d’une intelligence artificielle dernier-cri : quelque chose hurle en silence dans son cou diaphane, ses gestes désaffectés, qui nous abandonnent l’ironie. Il y a une sombre allusion à la mafia russe partout dans les villes (peut-être une annonce, comme serait un motif musical), avec bougies en rafales, une évocation de cette souffrance sourde des riches qui se fourvoient chez les thérapeutes, les voyants et autres, sans parvenir à se soulager, sauf de quelques sous, ni à trouver du sens comme être vivant. Ça sonne comme du Bresson (tiens, depuis le temps que j’y pense, c’est la première fois que je fais attention à ça : dans Bres-son, y a son). Allô, allô, y a per-sonne ? Ben non, rien ne sonne. Jusqu’à l’enlèvement sur un pont, la course en voiture et l’accident dans la forêt.

Mais raconte pas tout ! je vous entends dire. Arrêtez avec ça : on ne va pas au ciné pour se donner des sensations fortes, bordel ! Elle en a pas assez, des sensations, votre vie ? Le cinéma, c’est pas fait pour ça. Le cinéma, c’est fait pour voir et entendre, et quelquefois, quand quelqu’un nous prévient, on voit et on entend mieux et plus vite. Les films que j’aime, je les regarde en boucle et ça ne les use pas, ça me donne toujours quelque chose.

Ce qui est intéressant, dans ce film d’Anne Fontaine, c’est que Blanche Neige, c’est pas au milieu qu’elle dort et aucun prince charmant ne la réveille à la fin : elle dort debout, au début, elle dort même en courant et elle renaît dans la forêt, sauvée deux fois (par la bifurcation inopinée d’un sanglier qui fuit un chasseur, autant qu’il le téléguide vers la scène du crime : la providence est une poupée russe ! Mais, justement, que devient la poupée russe avec son flingue ? On s’en fout. Même les scénaristes ne vous racontent pas tout.

Dans la maison de la forêt, il y a trois hommes, plus le véto du chien que le violoncelle rend dépressif ; puis au village voisin, un libraire, forcément excentrique (depuis quand y aurait-il des libraires exempts d’esprit fantasque?), son fils hyperceinturé noir d’arts martiaux et l’abbé motard du monastère de la montagne. Comptez : ça fait sept. Le désir chez les sept est disponible, incarné avec toutes sortes de nuances. Et chez Blanche Neige ? pléthorique. Est-ce que c’est mal ? Elle veut savoir. Rappelez-vous comme Jésus refusait de jeter la pierre ! Blanche Neige se régale de ses sept nains, pourquoi voulez-vous qu’elle s’encombre du prince ? interrogent Anne Fontaine et Pascal Bonitzer. Elle refuse d’appartenir à quiconque. L’amour des uns et des autres grèverait l’espace de l’échange, s’il s’assortissait du don de soi ; il s’alourdirait de la peine de chacun s’il se marquait du sceau de l’appartenance. Le démon est du côté de la possession, voilà.

La belle (si belle) Huppert voudrait garder son prince ; lui, jetterait volontiers son dévolu sur la princesse. Possession, la porte du démon. Mais regardez comme nous sommes sans cesse sauvés, regardez comme tout est là, comme tout est plein, comme le vide appelle la vie. Regardez ! Ne vous gênez pas : la photographie est signée Yves Angelo (oh ! merci) et le montage, Annette Dutertre ! Parfois on lit un livre, on regarde un film et on veut manger de la mangue, partir en Inde, entrer dans cette librairie, s’asseoir à cette terrasse, ou dans cette église, jouer du violon, bref ! être vivant. Là, cet hymne au Vercors (ça a lieu, tu as lieu, la vie a lieu, va vers ton corps, nous dit le choix lacanien du lieu de tournage), impossible qu’il ne nous donne pas envie de nous y précipiter. Bon, gaffe aux précipices, quand même. Anne Fontaine nous dit que les trous du cul du monde, ça n’existe pas. Que la vie nous attend partout. Que là où la beauté se condense, là où vivent des gens, là où ils lisent, s’aiment, font de la musique, prient, dansent, mangent, c’est le monde, c’est la vie.

 

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