Requiem pour la fin d’une amitié manquée

Où l’on médite sur les béquilles cosmiques. À distinguer de l’amitié.

J’ai eu envie d’ouvrir cette lettre, parce que je ne saurais être la seule à me fourvoyer dans des relations où mon souffle s’étrique… 

Ma chère D. (pas celle de l’oeil cycladique, non)… C’est ainsi que ça s’adresse à toi, en moi : « ma chère D. ». Je crois que je ne t’oublierai jamais, aussi longtemps que j’aurai une mémoire et il me semble que je garderai aussi l’affection que je ressens pour toi.

Je ne me souviens pas du jour de la rentrée, en première. Je sais que nous étions nouvelles toutes les deux, en septembre 1974, au lycée Fénelon, à Paris. Je te remercie pour les moments où nous nous asseyions, sur un banc, place de l’Odéon : fallait-il opter pour Racine ou Corneille ? Balzac ou Zola ? Freud ou Jung… Merci pour ta belle écriture si lisible dans ton encre bleu nuit, quand je lorgnais sur tes devoirs d’histoire-géo. Merci pour les virées dans cette friperie de Jussieu. Pour nos 20 ans à la Bastille, où j’ai reçu le monde en version dé-gonflable. Pour notre expédition grecque, qui reste un moment très précieux de ma vie. Merci pour ce dîner dans ta chambre de bonne, la veille de mon permis de conduire (il y avait ta belle-mère ce soir-là, avec nous). Merci pour le Collège de France, merci pour Barthes et merci pour Bourdieu. Merci pour ce coiffeur en bas de chez toi, boulevard Saint-Germain, qui me faisait cette coiffure à la Mickey.

Merci pour ces bains sous les combles, dans le IX°. Merci pour la rue d’Aboukir et sa merveilleuse prostituée qui lisait de la philosophie. Je me réjouis de t’avoir croisée – était-ce en 1995 ? – sur les quais à Paris (c’est toujours un miracle, dans une ville où circulent 14 millions de personnes, soudain, de croiser quelqu’un qu’on connaît, de se retrouver là, à la même heure au même endroit) : on voyait Notre-Dame sur le crépuscule gris et tu marchais, si rock ‘n’ roll, avec une copine, les cheveux au milieu du dos sur ton trois-quart de cuir noir. Tu m’as dit : « j’ai deux filles ; je suis mariée avec Laurent ». J’étais si surprise et je me suis tellement réjouie pour toi. « J’habite toujours au même endroit », as-tu ajouté, en tendant le bras vers les ponts derrière toi. Tu avais vécu à Los Angeles, longtemps. Moi, j’en étais déjà à 17 déménagements après l’appartement de ma mère, dont quatre à Montréal…

Je te remercie de m’avoir prêté plusieurs fois cet appartement à la Bastille, auquel tu es si attachée. Je te remercie pour cette soirée à Banyuls, l’été où mon fils et moi roulions vers l’Espagne. Merci pour cette semaine à Marseille, l’année où je venais d’y rejoindre Nicolas. Merci pour ce café à la Cité radieuse, même si personne ne paraissait avoir prévu de contempler la Méditerranée en s’asseyant là (debout, on voyait cette étendue de bleu, oui, radieux, devant, tout près ; assis ? Non. Peut-être Le Corbusier estimait que la mer méritait la verticalité). Merci pour ce déjeuner dans un resto chinois d’une rue décatie du Marais, où nous étions les seules blanches. Merci de m’avoir rejointe si souvent à Montparnasse, quand j’y passais, toujours en coup de vent. Merci pour la maison de Dali et le musée de Figueras. Merci. Merci. Merci.

Chacune a connu mère et grand-mère de l’autre. Je me souviens de ton père refusant de descendre avec nous au ciné (il préférait traduire un discours de Mao). C’est dans la Ford de ta mère qu’on a explosé un pneu avant gauche sur l’autoroute. On allait chez mon père, dans cette humble masure de Sologne – que tu évoques avec répugnance, non ? 45 ans ont passé. Mais il y a eu des trous. Tu te retournes et tu comptes. Mais toujours comme si j’étais la seule à m’absenter et tu me le reproches. Ma cote descend. Tu décomptes mes absences de la valeur de notre relation. Comme si toi, tu ne t’étais jamais écartée. Ou comme si – admettons que je sois sujette aux écarts, tu n’avais jamais choisi de me laisser filer. Comme si mes écarts n’avaient jamais pu te soulager. Comme si ça ne pouvait jamais s’avérer une grâce, de se perdre et de se retrouver.

Et quoi ? Je ne te laisse pas assez de place. Je protège mon espace, je protège mon temps. Au bout d’une heure, une heure et demie, j’écourte nos entretiens téléphoniques. Je n’ai pas séjourné à Paris depuis longtemps. Une des dernières fois que j’y suis passée, c’était la veille des funérailles de ma mère. Tu as cru que je t’appelais à l’aide. Que quelqu’un qui me connaît à peine puisse le supposer, je comprendrais, mais toi ! Au bout de 45 ans tu imagines que la mort de ma mère puisse ne pas me soulager ? Je t’ai appelée, parce que naïvement, j’ai pensé que ce serait l’occasion de boire un verre ensemble, juste parce que, pour une fois, j’étais dans la même ville que toi. Je me suis assise seule sur la place où je suis née, et j’ai bu un affreux vin blanc de Loire hors de prix – une insulte au palais, qui m’a valu ensuite quelques aigreurs et contorsions intestines : mauvaise pioche ! 

Quelques mois plus tôt, tu dis que tu étais en pleurs au téléphone, quand j’ai dû raccrocher. Et que notre amitié est finie, parce que je ne t’ai pas rappelée le lendemain pour prendre de tes nouvelles, ni le surlendemain, ni trois jours plus tard. Mais trois mois. Dans mon monde à moi, quand on pète un câble comme tu le faisais ce jour-là au téléphone, on rappelle après, ou on envoie un mot, pour s’excuser d’avoir déversé violemment ses humeurs sur l’ami innocent. J’ai eu longtemps un copain astrologue, il s’appelait Pierre, il a disparu, je ne sais pas ce qu’il est devenu ; j’espère qu’il est heureux quelque part ; il appelait ça « chier dans l’astral » et ça me parle encore. Mais peut-être que l’innocence est un leurre. Peut-être que pour toi, ça n’existe pas. Peut-être que dans ton monde, une amie est celle qui est là pour essuyer tous les débordements, faire face à toutes les dramatisations, écouter quoi qu’il arrive. Peut-être que c’est comme une canne cosmique – un appui indéfectible ? Un jour tu m’as dit que j’aurais toujours une chambre chez toi ; à la fois j’étais touchée, bien sûr, mais plus encore humiliée, je crois : qu’est-ce qui pouvait bien te faire croire que je ne tiendrais pas debout toute seule ? Je me sentais embarquée chez Jane Austen, la cousine pauvre accueillie dans le manoir contre quelque obscur arrangement…

Eh bien, disons que j’ai eu la mère que j’ai eue et puis quelques conjoints… et que finalement j’estime que ce ne sont pas des façons. Que rien ne justifie qu’on éructe de la sorte. Sauf un désordre émotionnel sérieux. Je ne t’en voulais pas, pourtant. Juste je préférais garer mes abattis. Est-ce qu’on en veut à un malade, de nous éclabousser en vomissant ? Non. Ce serait cinglé ! Mais si on pense que ça pourrait arriver encore, on s’organise, on cherche la distance juste. À moins d’un penchant christique, dont je ne suis pas dotée, il faut bien l’avouer. Et puis ce n’est pas si facile, d’écrire. Il faut comme un diapason. Il y a des configurations propices et des échanges qui me lestent et me mettent plusieurs jours hors d’état de… Alors… 

La question du choix reste présente, devant l’émotion. Rares sont ceux qui songent à demander si on a le choix de la grippe ou du cancer, si ? La calvitie ? ou le malaise vagal ? Mais la colère, le chagrin, le désespoir, la rage ? nous trouvent prêts à la question philosophique de l’autodétermination, de l’intentionnalité, de la liberté. De celui qui déborde, c’est sûr. Et de celui qui ne supporte pas ça ? Ça, aussi, c’est discuté. Face à la dépression, ou à la folie, il y en a toujours pour penser que vous pourriez faire autrement, ou que l’entourage devrait faire autrement. Mais non, on ne doit rien de plus à ceux qui le réclament au nom de la souffrance, il me semble. Parce que je suis ton amie, je te dois de rester à tes côtés à travers la tourmente ? Mais non, je ne suis pas ton amie, tout simplement parce que pour moi, ce n’est pas ça, l’amitié. Tu donnes à 70 % et moi à 30, raconte ton âme comptable. Mais tu donnes ce que tu veux, D. Et parfois ça m’encombre ! Je crois qu’on doit donner comme une fontaine, juste parce qu’on est fait pour couler. Pas avec une tactique d’apothicaire. On donne et on reçoit. On ne donne pas nécessairement à ceux qui nous ont donné et on ne reçoit pas forcément de ceux avec qui on aurait été généreux.

Mais je crois à la providence. Je crois à l’abondance du monde. Je crois à la vie. En général j’ai des problèmes comptables avec ceux qui se sont privés méthodiquement de la question de Dieu, avec ceux qui ont fermé cette question. Je sais, vous êtes nombreux à voir ça comme ça. Ça m’étonne toujours, quand je suis devant ceux qui pensent qu’on leur doit quelque chose. Ceux qui avancent dans la vie avec leur exercice comptable. On a pas fait ci, on aurait dû faire ça. Faites vos comptes ! Rien ne va plus. Tu fais comme tu peux avec ta souffrance, D. Mais ça aussi, tu voudrais le mesurer. Tu souffrirais. Et moi, moins. D’ailleurs tu m’as chapitrée sur la résilience : puisque ma mère, après toutes ces années, est morte dans son lit, c’est que j’ai eu peur pour rien, finalement, et qu’il est temps de réévaluer. « Il vaut mieux entendre ça que d’être sourd », aurait conclu ma grand-mère !

Regarde bien, D. : malheureusement nous ne sommes pas amies. Nous sommes de vieilles copines qui ont cherché longtemps comment faire ensemble. Qui parfois ont estimé que ce n’était pas possible et parfois ont hésité. Parfois se sont émerveillées devant l’autre et pour moi, c’est ça, l’amitié : supporter la foudre de cet émerveillement, se réjouir de l’extraordinaire potentiel lumineux de l’autre, ne pas en prendre ombrage. C’est la condition sine qua non, cet émerveillement. Et l’amitié, à mon avis, s’il y a cette compatibilité de ces foudres de vie, c’est l’espace vibrant d’enthousiasme qui s’ouvre presque malgré nous et qui permet à chacun, dans les moments où l’on se croise, de se croire possible et dans la joie de ce moment partagé, de puiser un regain de confiance pour cultiver son axe et essayer d’offrir à la terre ce pour quoi on est fait.

Je ne te dois rien, parce que c’est à la terre que je dois quelque chose. Au cosmos. Et ce que je dois au cosmos, c’est ma spécificité, c’est le travail profond et radieux depuis ma personne. Et je ne laisserai personne pomper à perte mon énergie au nom de je ne sais quoi. Je n’ai pas laissé ma mère, ni ma famille, ni mes hommes me dévoyer. J’ai appris, pas à pas, à refuser d’être dévoyée. Je fais ce que j’ai à faire. Et quand et si nous sommes compatibles, c’est une chance. Et sinon, rien de grave ! Le monde est vaste, avec lequel danser dans son abondance et sa complexité. 

Prends soin de toi, D. Porte-toi, bien si tu peux. Et si tu ne peux pas ? Ah, si tu ne peux pas… je ne sais pas. Je te demande pardon : je cherche ma légèreté, ma mobilité et ma fertilité… Conclusion : merci et à Dieu : c’est-à-dire que moi, de mon propre chef, je sors de ta galaxie, je m’échappe, je renonce. Mais va savoir ! Peut-être que la vie peut décider que nous devons passer à la même heure sur un quai d’Italie, ou dans une rue d’ailleurs… et alors, sûrement, en souvenir de tout ce pour quoi je t’ai remerciée, probablement, ça me vaudrait un grand éclat de rire…

2 commentaires pour “Requiem pour la fin d’une amitié manquée

  1. Privilégier le vivant, ce qui dé-leste, se débarrasser des bouliers compteurs chieurs dans l’astral, (se) conter l’émerveillement d’un fifrelin de rencontre — ou plus grand, ne rien devoir… Il est très fort ton texte. Tapis sous les mots, j’entends s’y spiraler en filigrane tes textes précédents, fil dansé qui (m’)emmène dans leurs traces, à ta suite. Se délier des gens qui vous enferrent dans leurs démoniaques cercles concentriques, garder l’affection (ne rien attendre), s’en remettre à/cultiver le lien à l’astral et à la vastitude du monde, et donner comme une fontaine.
    Merci pour ce partage lumineux en ces moments où je reprends tranquillement souffle ample, il me bouleverse et m’inspire, me rend possible dans les trajectoires qui s’ouvrent. Merci pour ce très riche cadeau de Noël « boosteur » de vie !

    Bri

    PS : je demande la publication immédiate de la coiffure Mickey sur le blog !

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