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The revenant 1 – possible et vivant

Ce matin, je roulais vers ce marché que j’aime tant : c’est tellement magnifique de savoir où ont poussé les céréales du pain que nous dégustons, dans quelle terre sont venus les légumes (là, le champ de radis noirs – quelques centaines de mètres après cette chapelle de cinéma, avec sa fontaine votive ; là, les tunnels, où il faut venir travailler avant dix heures, l’été, sous peine que la chaleur rende tout mouvement impraticable)… la terre est plus que probablement un rien salée, en surplomb de cette plage sauvage ; la « rosée éternelle » – comme dit mon Montréalais préféré – se perle d’embruns (ici, l’air ne sèche jamais, il se souvient toujours de l’eau voyageuse et de toutes les mers où elle a trempé, avant celle-ci, tout près, en contre-bas)… je sais où paissent les troupeaux bouleversants, sur nos crêtes herbues et je peux presque remercier la vache par son petit nom, quand elle atterrit dans mon assiette… je pensais à la magnificence verticale des poireaux, à leur inimitable bleu vert… à cette dentelle délicate des feuilles d’artichauts… mon cœur se gonflait de gratitude, tandis que mon petit bolide roulait vers l’église et ses couloirs alentours, toujours balayés de vents glacials… je me dilatais de gratitude pour mes chevaliers nourrissants et leurs étals frissonnants dans le petit matin venteux.

Ô mes chevaliers chéris, mes garants d’une vie vivante : Fabienne, avec sa sensibilité généreuse et subtile, son sourire revigorant, ses attentions pudiques, ses grâces de danseuse au-dessus des cageots… sa Coline, avant, et la fougue de son sourire… son Max, maintenant, et ses réserves de prudente élégance… je sais le prénom de quelques autres, tous des humains incroyables, que j’évoquerai bientôt, c’est promis ! Je ne peux pas les saluer tous, là, aujourd’hui, parce que sinon, je me perdrais en route, et vous aussi… j’ai une intention, en revenant vers vous, et c’est cette intention qui doit nous guider pour cette fois. Donc, je roulais vers cette fête d’acheter là, auprès de mes chevaliers du marché, notre nourriture vraiment terrestre… je pensais à chacun d’eux fidèlement présent autour de l’église, et ma gratitude ne naissait pas seulement de la qualité des aliments que leur labeur nous permet de manger tout au long de la semaine. Ma gratitude est enracinée dans cette terre que nous partageons, qui nous porte tous, dans cette fécondité dont ils prennent soin avec une telle persévérance, tant de modestie et de courage, tant de savoir et de talent aussi, souvent… d’abnégation ? Oui et non ! Justement…

En roulant, je pensais aussi à mon homme, là-bas, de l’autre côté de quelques promontoires, qui reçoit toutes ces personnes en souffrance, et qui peut les guider vers le soulagement, souvent, mais pas toujours… et qui les accueille et les écoute, et souvent peut aider, mais il y a une interrogation de fond, qui se trame sans doute, dans le nœud de ces souffrances, qui se trame de toutes façons, souffrance ou pas (sans souffrance, c’est une option rare, mais philosophiquement envisageable !), et comment va s’élaborer ce questionnement ? il est en plein dedans, mon homme, dans le grand bain des humains qui voudraient bien vivre et en ont parfois perdu l’instinct… est-ce que j’oserais écrire ça : l’instinct de vivre ? Et comme nous sommes des humains, tout ne peut pas être instinct, si, pour nous ? Notre questionnement constitutif de l’existence, où et quand peut-il faire son travail ?

Un vent terr-ible, terr-assant, souffle sur la falaise, tandis que j’essaie d’évoquer tout ça avec vous, un vent qui cependant ne fait pas taire les rouges-gorges, les pinsons, les mésanges et me rend ces brimborions admirables, ces beautés virevoltantes et chantantes… avez-vous déjà vu un rouge-gorge au poitrail ébouriffé de vent ? Les mimosas sont en pleine explosion jaune : il me semble bien que le jaune est la dernière couleur qui disparaît à l’automne et la première qui réapparaît quand les jours rallongent…

Je traversais donc cette campagne en surplomb de la mer, avec ce chant de grâce en moi… je me souvenais que j’avais affirmé à ce jeune auteur des « rosées éternelles » que ce qui compte dans un couple, à mon avis, ce n’est pas tant par où passe l’argent et par qui, mais plutôt que l’argent vienne sans contorsion de l’un ou l’autre : que chacun soit dans son axe, à faire exactement ce qu’il aspire à faire sur cette terre, à faire ce qui veut se faire à travers lui, parce que oui, quelque chose veut se faire et parfois la confusion est telle, l’oppression si écrasante, que cette chose reste enfouie, inaccessible, inaperçue, et alors peut-être c’est l’écart entre cette chose insue, occultée, ignorée, et la vie manifeste, la vie agie – pas vécue pour autant, si ? mais supportée fantomatiquement – d’où procède la maladie ?

Et la question de s’aimer ou pas, oui, bien sûr, c’est primordial : est-ce que quand on est ensemble, on devient plus vivant ? Appelez ça comme vous voulez : les amis, les amours, les proches… l’entourage ! Est-ce que cet entourage exalte la vie en soi, ou si on doit rabougrir tel ou tel aspect, « renoncer », disent certains, avec des formules comme « choisir, c’est renoncer »… comme si on choisissait ! On « tombe » en amour, on dit au Québec (« to fall in love », disent les anglo-saxons) et peut-être cette vibration favorisée par la présence de l’autre nous fait tomber un peu plus sur la terre, nous fait accepter la gravité, nous fait ressentir la vie vivante, en nous, nous fait venir au monde. Ou alors est-ce que ce consentement à l’autre nous détourne de ce qui veut se faire à travers nous, nous désaxe ? Ou est-ce que chacun peut incarner son axe et que l’amour partagé soit un des brins de l’écheveau du vivant ?

J’avais dit tout ça et en ce matin venteux, tremblant de bourrasques tempétueuses, au milieu de mon chant de grâce maraichère et conjugale et filiale et dans ma joie de vivre ici, tout d’un coup, j’ai ressenti profondément : je vis avec lui, cet homme ; c’est-à-dire que ce n’est pas « avec lui » qui a tambouriné dans ma conscience, mais « je vis », dans la plénitude du verbe et dans la plénitude du sujet : c’est vraiment moi qui vis, là, ce n’est pas une ombre masquée, c’est moi, dans ce que j’ai de plus intensément vivant, spécialement vivant, non interchangeable, et ce miracle de vivre est possible avec lui et grâce à lui et c’était une épiphanie, bien sûr, c’est-à-dire, pas une épiphanie conclusive – comme raillerait Rabih Alameddine, dans Les vies de papier (Les Escales, 2016), comme la résolution d’une intrigue d’où les tensions s’intègrent et se dissolvent, mais une épiphanie au sens où le voile ordinaire d’incompréhension devant l’essentiel était là dissipé : je suis vivante telle qu’en moi-même, possible et vivant là, sur cette part de la terre, avec lui, vivant tel qu’en lui-même… Hosanna !!! 

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