Benjamin nous a souhaité une bonne année 2017. T’as raison, Benj : qui prend le temps de se retourner l’an fini et de l’évaluer ? Ou de se figurer ce qu’il en pense deux ans plus tard ? 2017, c’était-y un bon an chez vous, ou un mal an ? Moi j’ai même du mal à numéroter les années. Bon, je sais laquelle je suis née, ou mes parents, ou mes enfants, mon tendre aussi… ben, aussi parce que je dois remplir des papiers administratifs régulièrement et qu’à force, je mémorise (ah ! oui, on s’est mariés en 2015)… Katiana est morte en 2018, mais quel âge avait-elle ? Je ne saurais le dire.
Nonobstant (ben, oui, pourquoi je n’écrirais pas « nonobstant »?) dans ma vie à moi (pas en terme d’Histoire, mais de gestation personnelle de mon être ? Ou de ceux qui vivent tout près) ? En 1997, qu’est-ce qui s’est engendré pour moi, à travers moi, ou autour de moi ? Ou en 2005 ? ou en 2010 ? Quand je suis retournée à Draveil après 37 ans d’absence, il neigeait, mais c’était en quelle année, déjà ? je ne sais pas. Ça ne se présente pas en années numérotées… peut-être même pas en vecteur chronologique… ce n’est pas toujours si clair que ça, les avant, et les après… et vous aurez sûrement eu un maître zen de passage dans votre biosphère pour vous expliquer que ce que vous avez pris pour une bonne nouvelle pendant un certain temps, mis en perspective avec d’autres événements ultérieurs, s’est présenté comme un facteur plus trouble dans votre avénement, ou celui du voisin.
Pendant que je vous écris, le ciel est de cette blancheur épaisse et cotonneuse d’ordinaire plutôt typique des mauvais jours de mars, mais d’un blanc plus gris, pas si beige. Cependant il fait moins froid qu’on pourrait s’y attendre derrière les carreaux et il bruine. La densité des micro-gouttes est presque neigeuse… Malgré ma fascination précoce à tendance mexicaine pour Paul-Émile Victor, je ne parle pas inuit ; peut-être si je parlais inuit, il suffirait d’un seul mot pour évoquer ce que de toute évidence je vais mettre un paragraphe à vous raconter ; dans mon idiome, comment signifier que les gouttes font comme les rayures d’un vieux super-huit et qu’elles tombent beaucoup plus lentement qu’une averse d’été ? leur poids semble plus léger et même si leur volume semble beaucoup plus menu, il reste en transparence comme de l’espace entre la densification de l’eau, comme de l’air dans la matière spumeuse de la goutte… de l’air dans chaque goutte et une sorte de disponibilité à la mobilité de l’air autour… c’est moins vertical, plus tourbillonnant… « Il y a quelque chose de plumeux dans l’air » ? – c’est comme ça qu’on dit en inuit ? genre : il fait neige-plume-de-poussin-puffin, mais en un seul mot ?
Si je filmais ça, est-ce que je pourrais vous le montrer en deux ou trois secondes ? Rien n’est moins sûr. Peut-être ça pourrait vous aider de vous concentrer sur une image cadrée, où aurait été capté un certain mouvement, un rythme, une épaisseur de la lumière… faudrait demander ça au caméraman d’Iňárritu… son nom ? Emmanuel Lubezki. Merci, Romain, d’avoir attiré mon attention sur lui. Emmanuel Lubezki ! Gratitude !!! Cette possibilité de combiner dans un regard une expérience visuelle et une expérience kinesthésique, voire tactile – ce frémissement de la lumière – ça, c’est du cinéma ! Mais ce n’est pas parce que le cinéma de Lubezki-Iňárritu existe, avec son cadre vibratoire, que tout le monde le voit en visionnant. Parfois il faut du verbe. Il faut que quelqu’un nous avertisse qu’il y a la possibilité de voir ça… parfois, nous n’y parvenons pas tout seul. Et c’est ça, peut-être, la magie du verbe : de nous alerter !
Quelqu’un un jour nous parle d’un truc et notre réaction est à peu près : mais qu’est-ce qu’il raconte ? Ou : c’est pas un peu cinglé ? Ou : elle a son ciseau à elle pour couper les cheveux en quatre ! Ou : et mon cul, c’est du poulet !!! Et puis un jour, on constate un truc et on se souvient : ah ! Ça devait être de ça qu’elle parlait, quand il disait « énergie du sol »… Le verbe est notre trésor en partage, cet appel de l’autre, notre alerte fugace, souvent à germination lente… notre bon-sens / mauvais-sens du monde en voix de contagion. Je vous souhaite des conversations à fécondité émerveillante, des ensemencements de l’attention inattendus et propices, des espaces accueillants pour votre être et les êtres à l’approche, des colliers magnifiques de conscience perlée, des secondes et des secondes d’enchantement précoce, des minutes provisoires aussi russes que des poupées tardives et grosses de vos vivantes libertés les plus fondamentales.